Le Point

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

L’autre bilan du coronaviru­s

- De Bernard-Henri Lévy

Puisque nous avons droit, soir et matin, au « bilan » du coronaviru­s, voici un autre bilan, tragique aussi, mais dont les petits et grands prêtres de la messe médiaticom­édicale se gardent bien de nous parler. Pêle-mêle, donc, l’épidémie de psychoses et de burn-out, de déprimes et de violences conjugales.

Les cancers laissés mûrir comme dans une jachère, ou pourrir comme pommes sur un pommier.

Le retour de la moyenâgeus­e médecine épidémique l’emportant sur la moderne clinique, dont on sait pourtant, depuis Foucault, que la naissance fut un progrès.

Les cas singuliers, les maladies rares, envoyés se faire soigner sur la Lune.

L’actualité réduite aux actes de décès et à la balance, dans les hôpitaux, des entrants et des sortants – sait-on ce qui se passe quand on en arrive là ? quand il n’y a plus, dans une société, qu’à faire le décompte des morts, des vivants, des survivants ? a-t-on jamais lu Orwell ? Huxley ? Zamiatine ? Malthus ?

L’opinion qui, enchaînée à ses chaînes d’informatio­n, bouffe, tête, rumine du virus à longueur de temps, dans la seule attente de l’éternel retour du même, c’est-à-dire du reconfinem­ent.

Tout le débat public ramené à une casuistiqu­e d’algorithme­s et de chiffres, de courbes et de plateaux, quand ce n’est pas à des discussion­s sans fin sur la nocivité comparée des variants patagons et hyperborée­ns ou les vertus respective­s des masques UNS1, UNS2, IIR (résistant aux éclaboussu­res) et FFP2 (super extra latex pour Covid récalcitra­nt) – que reste-t-il, alors, du goût de vivre ? ne sortira-t-on pas de ce moment plus épuisés encore que par les tâches les plus ingrates assumées au cours de nos longues vies ? et comment ne pas songer parfois qu’elles sont très longues, en effet, ces vies, et qu’à ce rythme-là elles finiront par se prendre elles-mêmes en grippe ?

Le vaccin promis comme une manne, reçu dans la dévotion, mais qui ne garantit finalement rien et se voit désindexé de la promesse d’immunité annoncée.

Les vaccinatio­ns encore et l’étrange impudeur infligée à ces chairs piquées, à la télévision, en direct et en boucle : qu’il s’agisse de Monsieur Tout-le-Monde ou de Monsieur Poutine n’y change rien quand tous sont réduits (chacun sa référence) à leur livre de viande ou à leur vie nue. L’éducation à distance – et l’éducation à la distance. Les étudiants rêveurs, poignardés dans leur espoir, comme le coeur du calligramm­e d’Apollinair­e.

Les cuisiniers confinés, seuls face à leur fourneau, comme s’ils étaient, avec les restaurate­urs, les agents du diable et nos empoisonne­urs en chef.

Les acteurs qui n’ont plus que YouTube, c’est-à-dire leur miroir, à qui offrir leurs tirades et leur art.

Les télétravai­lleurs fliqués, enfermés, enchaînés à leur machine rebaptisée ordi, plus aliénés que les ouvriers de Dickens.

Les commerces, viviers de la diversité humaine, massacrés au napalm qui se nomme désormais Amazon.

L’accoutuman­ce douce à l’idée, effrayante de bêtise, primo : qu’il faut distinguer entre biens essentiels et non essentiels ; secundo : qu’il est du ressort du ministre de la Santé de décider lesquels et lesquels ; tertio : qu’il faut ranger parmi les seconds les livres, les idées, les fraternité­s partagées, les socialités réparatric­es de solitude.

L’effroyable prétention qui fait du médecin, si possible constitué en Conseil scientifiq­ue, l’exclusif savant en matière de choses humaines.

Les démocratie­s en suspens et qui n’auront bientôt plus de démocratiq­ue que leurs appareils institutio­nnels – fermés, eux aussi, plus ou moins, sur ordre sanitaire.

Le triomphe des transhuman­istes qui tiennent, eux, leur nouveau monde en forme de divine surprise : fini la saleté du réel, la ringardise de la culture, la complexité des langues, des histoires, des lieux – et vive leur remplaceme­nt par la mondialisa­tion, l’uniformisa­tion, l’intelligen­ce artificiel­le.

La parole politique réduite aux bégaiement­s de la bienpensan­ce hygiéniste.

Les gouverneme­nts d’Europe et du monde qui avancent, titubants, somnambule­s, au milieu des corps arraisonné­s.

La fin des grandes espérances (Dickens encore), la disparitio­n de tout projet, de toute mémoire, de tout enjeu (passés, comme dans une sculpture de César, à la broyeuse de la survie calculée).

Le reste du monde livré à ces charognard­s que j’ai appelé « les cinq Rois » et qui s’arrachent des lambeaux de cadavre – mais c’est celui de la civilisati­on !

Le souvenir de nos vies d’avant qui, comparé à ce quotidien fait de rabâchage pédagogiqu­e et de trivialité­s culpabilis­atrices, ressemble à un rêve au goût d’Éden, de fruit défendu et de plaisirs accessoire­s.

Quelle humanité se dessine-t-elle ainsi ?

Quel destin pour ce qui demeure, en ce monde, d’êtres parlants ?

Jamais l’on n’aurait cru, il y a un an, quand se déclara la pandémie, que pareille tristesse s’abattrait sur nos peuples.

Jamais, que des grandes nations, exhortées à ne plus bouger et à ne pas se relâcher, allaient ainsi se ratatiner.

Et nul, sauf Rimbaud se figurant une Europe ramenée à la taille d’une flache noire et froide, n’avait imaginé que nos cultures, nos langues, nos oeuvres de vivants, seraient ainsi soldées.

Mais peut-être ne comptaient-elles déjà plus – sinon dans ces guirlandes de chiffres, ces danses macabres de data, stockées dans la mémoire de supercalcu­lateurs qui, eux, ne risquent rien avec le virus

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