Le Point

Fareed Zakaria : « Il est possible de réduire les risques de nos systèmes »

Dans « Retour vers le futur » (Éditions Saint-Simon), le journalist­e de CNN et écrivain mesure les effets de la pandémie et envisage des pistes pour mieux résister aux futures crises. Entretien.

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Alors que la pandémie est loin d’être finie, certains pensent déjà à demain. C’est le cas de Fareed Zakaria, célèbre journalist­e de CNN et fin connaisseu­r des relations internatio­nales. En mars 2020, il réfléchiss­ait déjà à ce que pourrait être le monde d’après. Selon lui, les changement­s induits par la pandémie seront bien plus profonds et durables qu’après l’attaque du World Trade Center ou la crise financière de 2008. Des questions environnem­entales à l’avenir du capitalism­e, Fareed Zakaria livre, avec Retour vers le futur (1), un guide de survie pour les prochaines décennies.

Le Point: Quel est l’impact le plus fort de ce virus sur le monde? Fareed Zakaria:

Il nous a donné conscience de notre fragilité. Nous vivons dans un monde riche de technologi­e et d’avancées et, pourtant, ce monde s’est grippé à cause d’un virus chez une chauve-souris, quelque part en Chine. Pour la première fois, nous avons pensé à notre vulnérabil­ité en tant que société et en tant que planète. J’espère d’ailleurs que c’est ce qui restera de toute cette pandémie, que nous garderons à l’esprit combien les humains, les civilisati­ons et même notre planète sont fragiles.

Les conséquenc­es de l’épidémie seront graves, mais la grippe espagnole avait tué 5% de la population mondiale! Pensez-vous que nous avons de la chance?

Nous avons subi ce choc tout en bénéfician­t des miracles de la science et des technologi­es contempora­ines. Il y a dix ans, une décennie aurait été nécessaire pour mettre au point un vaccin, alors qu’aujourd’hui il a été élaboré en neuf mois, grâce à une technologi­e révolution­naire. Les répercussi­ons économique­s seront probableme­nt beaucoup plus importante­s que celles de la grippe espagnole. Nos sociétés sont si liées, notre économie dépend tellement de la consommati­on, que les conséquenc­es économique­s se feront sentir pendant des années, voire des décennies. Le FMI et la Banque mondiale estiment que 160 millions de personnes vont retomber dans la pauvreté. C’est presque la moitié du nombre de personnes qui en sont sorties au XXe siècle ! J’espère que nous comprendro­ns que nous avons eu de la chance. Le coronaviru­s est quatre fois plus mortel que la grippe. Mais quid d’un virus dix fois plus mortel ? Quid d’un virus aussi mortel mais deux ou trois fois plus transmissi­ble ?

Vous citez Peter Daszak, pour qui ce sont les activités humaines qui renforcent la probabilit­é de pandémies. Comment expliquer alors leur raréfactio­n?

Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, le problème était un manque d’hygiène et une médecine primitive. Avant cela, nous vivions dans un monde prémédical et pré-hygiénique. Même dans le cas de la grippe espagnole, nous ne savions pas quelle en était la cause! Nous ne disposions pas des technologi­es pour la déterminer. Ce que Daszak veut dire, c’est que nous créons maintenant un environnem­ent qui augmente la probabilit­é qu’une pandémie survienne Ce qui est en cause, c’est le surdévelop­pement : nos pratiques d’élevage, par exemple, favorisent les conditions de propagatio­n de virus. Dans un pays comme la Chine, dont le développem­ent économique est fulgurant, plusieurs siècles coexistent avec, d’un côté, des gratte-ciel, et, de l’autre, des marchés où s’entassent des animaux vivants. Dans mon livre, je veux démontrer que nous nous livrons à des pratiques inutilemen­t risquées. Or il est possible de réduire ces risques et d’augmenter la stabilité de nos systèmes.

« Nos sociétés sont si liées que les conséquenc­es se feront sentir pendant des décennies. »

Vous évoquez d’ailleurs le concept «d’antifragil­ité», développé par Nassim Nicholas Taleb.

Il est important de réfléchir à des systèmes qui se renforcent face aux crises. J’ai beaucoup repensé à cela lors des récents événements aux États-Unis. La démocratie est très antifragil­e, c’est un système résilient, qui s’adapte. Il sera intéressan­t de se demander si ces derniers mois n’ont pas, paradoxale­ment, renforcé la démocratie américaine. Après tout, les institutio­ns, en étant confrontée­s à un véritable démagogue, à un homme qui refuse d’abandonner le pouvoir, ont subi un « stress test » Mais si le système démocratiq­ue a été attaqué, il s’est bien défendu ! Que ce soit du côté des médias, des cours de justice, des élus locaux qui ont validé

les résultats électoraux, même s’ils étaient républicai­ns… Il est donc intéressan­t de réfléchir à ce qui rend un système résilient, voire antifragil­e.

Vous êtes en revanche assez critique envers la qualité de la gouvernanc­e aux États-Unis. Pourquoi?

La pandémie a dévoilé la faiblesse de la gouvernanc­e américaine, une faiblesse qu’on peut comprendre historique­ment en raison de la tradition antiétatis­te américaine, qui existe depuis l’indépendan­ce. Mais, surtout, cette mauvaise gouvernanc­e est le résultat de la réforme néolibéral­e de la présidence Reagan. L’élément le plus dangereux du trumpisme est son mépris pour la vérité et la réalité. Les théories du complot ont la capacité de délégitime­r tout et n’importe quoi ! Nous vivons à une époque de progrès technologi­ques et scientifiq­ues incroyable­s, mais nous vivons en même temps à une époque où des millions d’Américains et d’Européens préfèrent croire à des mythes, à des mensonges.

N’est-ce pas un paradoxe en apparence seulement?

L’accélérati­on scientifiq­ue et technologi­que conduit sans doute de nombreuses personnes à chercher des explicatio­ns systémique­s et totales… La plupart des gens veulent un univers intellectu­el ordonné, malgré le fait que la vie est désordonné­e, grise et complexe. Mais la plupart d’entre nous désirent la simplicité, qu’on trouve dans la religion et les mythes. C’est paradoxal dans le sens où ces mêmes personnes se servent de leur raison lorsqu’elles travaillen­t, vont chez le médecin… Pourtant, quand il s’agit de politique, nombreux sont ceux qui refusent de regarder la réalité en face.

Vous parlez du Danemark comme d’un modèle à suivre. Est-il possible d’importer des institutio­ns sans prendre en compte les différence­s culturelle­s?

C’est une question que l’on se pose depuis longtemps. Le problème, c’est qu’on attribue à la culture les succès comme les échecs. Max Weber écrivait que la société la moins adaptée au capitalism­e était la culture confucéenn­e. Aujourd’hui, on compte parmi les pays qui réussissen­t le mieux des nations de culture confucéenn­e, comme la Corée du Sud ou le Japon ! Certes, la culture joue un rôle, mais il est difficile d’établir dans quelle mesure. Il faut que les lois et les institutio­ns puissent à la fois favoriser la prospérité et être le reflet de la culture du pays. C’est ce qui nous permettra de mieux résister à la prochaine crise ! PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIEL BOUCHAUD

1. Retour vers le futur, de Fareed Zakaria (Éditions Saint-Simon, traduit de l’américain par Laurent Bury, 270 p., 21,90 €).

« Il sera intéressan­t de se demander si ces derniers mois n’ont pas, paradoxale­ment, renforcé la démocratie américaine. »

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Prospectif. Fareed Zakaria chez lui à Manhattan avec sa fille, en 2019.

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