François Cornut-Gentille : « Il faut repenser l’État de fond en comble »
Dans « Savoir pour pouvoir » (Gallimard), le député LR livre un diagnostic implacable sur nos politiques et avance des propositions fortes, notamment la création d’un Conseil de la République.
« L’exécutif est incapable d’admettre une situation qui rend obsolètes ses outils d’action. D’où le succès des populismes. »
D’emblée, malgré l’énergie qui l’habite, il avoue qu’écrire ce livre lui a pesé. Ce n’est pourtant pas l’ouvrage d’un repenti de la vie politique, aux premières loges depuis vingt-cinq ans, qui balancerait par ressentiment sur son milieu. Ce n’est pas non plus une énième réflexion sur une refonte des institutions, un réglage des pouvoirs. Il s’agit d’une analyse longuement décantée de l’intérieur sur le gâchis d’un État inadéquat. Il faut « changer la règle du jeu », insiste François Cornut-Gentille. « Et quand on change cette règle, on n’est plus ni de droite ni de gauche », précise ce député LR de la HauteMarne dans la circonscription duquel se trouve Colombey-les-Deux-Églises. Voilà pourquoi il faut lire avec attention ses pages, sur lesquelles plane l’ombre de Philippe Séguin qu’il a jadis côtoyé. Du prophète prêchant dans le désert que fut ce dernier il analyse, du reste, le brillant échec, qui résonne encore, « car il indique la possibilité, et même la nécessité, d’une vie politique qui retrouve un contenu ». D’emblée, le ton frappe par sa singularité, sa hauteur de vue et ce recul qu’il a sur une machine démocratique qui « tourne à vide ». Son « diagnostic », mot-clé de l’ouvrage, est sans appel : « Le pouvoir a perdu la force de gouverner. » Certes, il n’est pas le premier à dresser ce constat. Mais son diagnostic, dans lequel il conclut à l’impuissance de l’État, et ses conclusions méritent qu’on s’y arrête.
Un autre mot revient : « déni ». Le pouvoir est aveugle à un monde où les métiers ont changé du tout au tout. « La logique eût été que l’homme politique change lui aussi, qu’il essaie d’y voir clair. » Fort de son expérience de rapporteur de l’évaluation de l’action de l’État en Seine-Saint-Denis, qui lui a servi de preuve, il l’écrit sans trembler : on est revenu au degré zéro de la politique. Savoir pour pouvoir est donc un livre important dont il faut s’emparer : l’ambition, énorme, y côtoie un ton mesuré. Car, en lisant de près, il fait des propositions fortes. Recevra-t-il le même intérêt poli que pour son rapport ? Prêchera-t-il dans le désert comme Séguin, admiré, mais isolé ? Il se dit prêt à travailler avec tout le monde. En l’écoutant, on songe à ce que Nietzsche écrivait de la noblesse : « Une unité de mesure rare et singulière et presque une folie ; le sentiment de chaleur dans des choses qui paraissent froides à tous les autres. »
Le Point: Tout commence, écrivez-vous, par un déni de la réalité par les politiques et le pouvoir. À quoi tient-il? François Cornut-Gentille :
Nous avons changé de monde sans en prendre la mesure. Le déni tient à deux raisons. Il y a d’abord une conception naïve du pouvoir qui conduit ce dernier à ignorer les réalités qu’il ne maîtrise pas. Cela concerne l’exécutif, incapable d’admettre une situation qui rend obsolètes ses outils d’action. D’où le succès des populismes. Le problème est qu’eux-mêmes sont dans le déni avec leurs solutions simplistes ou magiques.
Cette absence de diagnostic est aggravée par l’explosion médiatique. Ce que j’appelle la révolution des «marques». La compétition féroce pour accéder aux médias a rendu impossible la compréhension du réel. Modérés ou extrémistes, progressistes ou populistes, tous sont devenus des marques portées à la surenchère, au clash et à la paranoïa pour survivre dans l’ordre médiatique et sur les réseaux sociaux. À l’instar des Pigeons, ces entrepreneurs du Web, sortis de nulle part, qui ont fait fléchir le gouvernement Ayrault en trois jours, l’obligeant à retirer la taxation des plus-values sur les cessions d’actifs qu’il envisageait d’appliquer. Dès lors, il n’y a plus de débat politique, mais une foire d’empoigne à laquelle plus personne ne peut s’intéresser.
Vos collègues députés partagent-ils votre sentiment?
Contrairement à l’idée reçue, on travaille beaucoup à l’Assemblée nationale. Mais les députés sentent bien que quelque chose ne marche plus. Alors, on fait du chiffre, comme partout ailleurs : on multiplie les propositions de loi et les amendements sans être certain de leur efficacité. Pourtant, le malaise est profond. C’est à la fois la soumission à l’exécutif, qui est de plus en plus difficile à vivre, et le sentiment que l’on ne parvient plus à représenter les Français.
Pourquoi avoir proposé en 2017 un rapport évaluant l’action de l’État en Seine-Saint-Denis?
La Seine-Saint-Denis est un miroir grossissant des nouveaux enjeux auxquels notre pays doit faire face. En SeineSaint-Denis, on est obligé de prendre en considération ce que l’on peut occulter ailleurs : l’inadaptation de l’État aux problèmes d’aujourd’hui.
Pour l’Éducation nationale, comme pour la police et la justice, la question des effectifs est réelle, mais elle demeure secondaire. Pour faire face à la crise de l’école et aux nouvelles délinquances, ce sont moins les fonctionnaires qui manquent que les outils d’action appropriés. Sans diagnostic, nous sommes incapables de les inventer.
Qu’est-ce que ce «diagnostic nécessaire» qui suscite un malaise chez vos collègues quand vous l’évoquez ?
La plupart des gens, y compris le président de la République et les chefs des partis, croient que le pouvoir est facile à exercer. Chacun s’imagine être capable de le faire mieux que les autres. Comme si nous disposions des solutions et que le principal problème était la volonté de les mettre en oeuvre.
C’est là l’erreur, car, au point où nous en sommes, le pouvoir est à reconstruire. Et cela de deux manières : il faut repenser l’État de fond en comble, mais aussi notre débat public, qui ne permet pas à nos concitoyens de s’y retrouver. Les politiques se précipitent sur des solutions toutes faites, donc déjà dépassées, alors que seule la mise en place d’un temps de diagnostic peut permettre d’entreprendre ce travail de reconstruction en élaborant des réponses adaptées. Le diagnostic n’est pas à entendre au sens médical du terme, qui consiste à trouver la cause d’une maladie. C’est saisir les enjeux, poser le problème, bien le poser, pour envisager différentes façons de le résoudre.
On a cessé de poser les bons problèmes. Le diagnostic casse le déni, ouvre le débat, propose un cahier des charges. Il permet de redéfinir des préoccupations communes, une dimension collective, loin des marques et des lobbys.
L’État peut-il se réformer lui-même?
J’ai beaucoup discuté avec quelques personnes qui ont réfléchi à la crise actuelle : les philosophes Marcel Gauchet et Pierre-Henri Tavoillot, l’historien Nicolas Rousselier. J’ai suivi de près les tentatives de réforme de l’État des précédents gouvernements. J’en suis venu à la conclusion que non. Nous avons un État taylorien (la mécanique des agences régionales de santé ou des hôpitaux nous le rappelle chaque jour). Il nous faut concevoir un État plus souple, plus réactif et plus adapté. Les libéraux dressent le bon constat, celui qu’on a un État lourd, pléthorique et impuissant. Mais ils se trompent quand ils parlent de le réduire. C’est un autre État qu’il nous faut. Pour y parvenir, nous ne devons pas partir des structures (hôpitaux, tribunaux, CRS…), mais des problèmes à résoudre. Cependant, ni l’exécutif ni l’appareil d’État ne disposent de la distance, de l’autorité et du temps nécessaires pour dire les choses. Le gouvernement ne peut pas étudier ce qu’il aurait pu faire d’autre, comme le demande un diagnostic.
Par ailleurs, à l’Assemblée nationale, qui est dans la gestion, la majorité ne posera pas les bonnes questions pour ne pas gêner son gouvernement. C’est au nom du peuple que ce travail doit être accompli. Telle est la mission du Conseil de la République que je propose de créer. L’autorité de celui-ci reposera sur son indépendance à l’égard de l’exécutif ainsi que sur l’élection de ses membres au suffrage universel. Il s’agit bien d’une assemblée politique, et non d’une Cour des comptes bis.
En ajoutant cette nouvelle institution, ne risque-t-on pas d’alourdir le mammouth?
Bien au contraire. Cette nouvelle assemblée est l’instrument grâce auquel nous pourrons enfin engager une véritable réforme de l’État. Pour ne pas alourdir le système, je propose d’ailleurs une phase transitoire pendant laquelle le Conseil de la République serait composé de 60 membres, avant une montée en puissance progressive. Cette nouveauté s’accompagne en parallèle de la transformation du Sénat en Assemblée des territoires de 230 membres ainsi que de la suppression du Conseil économique, social et environnemental. Au final, le système est bien allégé, mais surtout il crée une complémentarité et une dynamique qui n’existent plus entre les différentes assemblées. L’équilibre des pouvoirs n’est pas modifié. Ce n’est ni un retour à la IVe République ni un saut vers la VIe : c’est un développement de la Ve République
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Savoir pour pouvoir, sortir de l’impuissance démocratique, de François Cornut-Gentille (Gallimard, « Le Débat », 304 p., 20 €).
« Le diagnostic casse le déni […] et permet de redéfinir une dimension collective, loin des marques et des lobbys. »