Stora stories, par Kamel Daoud
L’écrivain analyse les enjeux du rapport de l’historien Benjamin Stora sur la guerre des mémoires entre la France et l’Algérie.
«C’est un homme sans Histoire », conclut, lors d’un aparté avec le chroniqueur, un célèbre académicien à propos de Macron. Comprendre : c’est un enfant des indépendances, pas des colonisations. Et ce n’est pas plus mal. Voilà donc un président qui ne subit pas le poids de l’Histoire ce qui le libère des hésitations pour traiter la question de la colonisation, mais aussi le piège dans une position trop technicienne, presque sans empathie, face aux « communautés » que la guerre d’Algérie a enfantée : pieds-noirs, immigrés, victimes, tortionnaires, vétérans, nationalistes ou déportés, harkis ou dépossédés. On accuse Macron de traiter la « question » comme on le fait d’un capital-décès. Dans les deux cas, cependant, il restera le président qui a le plus avancé sur ce dossier de la mémoire. Les raisons ? Peut-être qu’à force de penser selon les colonnes des bénéfices et des pertes, le président français a compris ce que des adversités ont saisi il y a des décennies: tant qu’on ne règle pas, par un récit de l’Histoire et non des sentiments, la question
« algérienne », d’autres en feront leur instrument de guerre à la République. « Vous ne pouvez pas être français car vous êtes musulmans et vous êtes musulmans parce que vous êtes victime de la colonisation et c’est l’islam qui vous a préservés de “l’effacement”. » Voilà l’idée-force qu’il s’agit de régler.
Il y a donc urgence à « décoloniser » l’islam, à guérir les souvenirs des Français d’origine maghrébine. Mais en se préservant de la pente facile des repentances démagogiques qui ne peuvent que provoquer les effets contraires et nourrir les extrémismes identitaires. Ils proposeront d’y résister par le repli sur la généalogie, les populismes. Le pays n’y gagne rien, ni dans le déni face à la France, ni avec le déni au nom de la France.
« Mais qu’en est-il du côté algérien ? » ont interrogé, de suite, les médias anglo-saxons. Le chroniqueur a eu du mal à expliquer sa réponse : « Rien, sinon peu de choses », répond-il. L’intellectuel du « Sud » est « congelé » (une expression de Stora) dans la posture de la victime par les amateurs du postcolonial en Occident et par les rentiers dans son pays. On tâte sa réaction comme on le fait avec un grand hypocondriaque. Et s’il répond qu’il plaide pour le présent et qu’il est aussi un enfant des indépendances et pas des colonisations, c’est la surprise en Occident et le scandale dans le pays décolonisé, qui adore identifier des traîtres. La vérité est que le rapport Stora ne fera pas bouger les lignes en Algérie, mais qu’il permettra, brièvement, de placer les rentiers de la décolonisation face à leur réalité. Celle d’élites qui ne veulent pas sortir du mythe trop parfait de la guerre de libération. Il faut alors expliquer (et c’est laborieux) que les « excuses » de la France sont parfois plus utiles quand on les demande que lorsqu’on les obtient. Et que mettre fin à la guerre des mémoires par le recours à l’Histoire, ou, à l’extrême, clore le dossier par un acte de reconnaissance, obligera en Algérie à endosser le présent, ennemi universel des vétérans.
Pour surmonter le déni des uns et la ruse politique des autres, il faut un travail d’historiens et de sortie de la mythologie, un deuil des narcissismes collectifs. Ce qui n’est encore le cas ni en Algérie ni en France. Étrangement, la question de la mémoire est une question de primauté de la République sur le repli en France et une question de démocratie en Algérie. Pour un pays, c’est une urgence pour parer aux menaces de dislocation et construire une identité riche. Pour l’autre, la mémoire ne sera transformée en Histoire que lorsque la génération des décolonisateurs acceptera la pluralité, la transition et la vérité sur le passé, c’est-à-dire la fin d’un mythe. « La réalité est toujours anachronique », écrivait Borges. Elle l’est encore plus dans les pays nés de la décolonisation
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Pour surmonter le déni des uns et la ruse politique des autres, il faut un travail d’historiens, un deuil des narcissismes collectifs.