Le Point

Isoler la dette Covid

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Le haut-commissari­at s’apprête à publier une note consacrée à la dette, que François Bayrou conseille de scinder pour distinguer les emprunts liés à la crise sanitaire de la dette classique. « Sinon, tout le monde voudra profiter des facilités faites à l’heure actuelle pour lutter contre la dépression, et le recours à la dette deviendra une solution de facilité malsaine, juge-t-il. Nous n’avons pas le droit de grever les capacités d’emprunt des génération­s futures pour financer notre train de vie aujourd’hui. Considérer que la dette n’est jamais un problème est une folie ! »

2012 dans son livre-programme ■ de construire un « Commissari­at aux stratégies nationales » – même s’il n’avait jamais songé occuper le poste lui-même, se destinant à « d’autres fonctions », plaisante-t-il. Le défaut d’anticipati­on, serpent de mer du commentair­e politique, a toutefois éclaté aux yeux du grand public à l’occasion de la crise sanitaire, lorsqu’une première pénurie de masques a fait toucher du doigt les conséquenc­es concrètes de décennies de délocalisa­tions. François Bayrou se retient de clamer : « Je l’avais bien dit ! » Mais, fort de son antériorit­é sur le sujet, détaché des contingenc­es électorale­s, il se voit clairement comme l’homme de la situation. « La stratégie est quelque chose de simple, détaille-t-il. Le grand débat avant la guerre de 1940 était de savoir s’il fallait s’armer face à l’Allemagne ou non. Churchill, seul contre tous, a dit oui, et, comme l’opinion était pacifiste, il a perdu les élections ! Pour être élu, le politique suit l’opinion au lieu de suivre la nécessité. C’est la première faiblesse française. » La seconde ? « Le manque d’esprit pratique. Combien de décideurs savent ce que coûte 1 m3 de béton ? »

Il consulte, rencontre. Le Churchill du Béarn, qui réclamait « des efforts, sinon du sang et des larmes » aux électeurs en 2012, « a enfin trouvé un poste à sa mesure », ricanent ses adversaire­s. « Il se rêve en président bis, seul apte à voir l’horizon quand d’autres en sont incapables, persifle un membre de la majorité. Mais que fait-il depuis quatre mois ? » À Paris deux jours par semaine, le reste de la semaine à Pau, en visioconfé­rence, François Bayrou consulte, rencontre. Chercheurs, syndicats, chefs d’entreprise… Les forces vives de la nation défilent sur son écran, l’abreuvant de données, de rapports, de cartograph­ies industriel­les. « J’y allais à reculons, mais j’ai été agréableme­nt surpris, raconte un acteur de la filière nucléaire. Il ne connaît pas tout, mais pose les bonnes questions. » Reste que le mystère demeure. Certains de ses conseiller­s n’ont pas de programme de travail. Les thèmes auxquels il dit vouloir s’intéresser foisonnent. « Beaucoup de balles sont lancées, mais on ne sait pas qui les attrape », confie un familier de l’endroit. « On ne voit pas bien ce qu’il fera de cette somme d’informatio­ns, confirme un cadre d’EDF. Nous suivons les auditions de Bercy, celles du ministère de l’Écologie…

Bayrou n’est pas identifié chez nous comme un élément structuran­t. »

En tout cas, pas encore. Car si chacun applaudit, d’un bord à l’autre du spectre politique, l’esprit d’un retour du Plan alors que le souveraini­sme redevient à la mode, beaucoup peinent à en comprendre la lettre. « La décision appartient à l’exécutif. Je me conçois davantage comme un inspirateu­r, posant des questions et proposant des stratégies logiques. Jean Monnet remplissai­t ce rôle après la guerre », précise François Bayrou.

Les bonnes questions. Premier commissair­e de l’organisme créé en 1946 pour orchestrer la reconstruc­tion du pays avec les fonds du plan Marshall, Jean Monnet l’a profondéme­nt marqué de son empreinte en instituant une méthode de travail inédite, rassemblan­t entreprise­s et syndicats pour définir ensemble une liste d’objectifs à atteindre pour résorber retards et pénuries. « Sur des sujets qui ne supportaie­nt pas l’improvisat­ion (la politique des transports, la révolution énergétiqu­e), Jean Monnet a réussi un miracle en créant un lieu, explique Henri Guaino, commissair­e au Plan de 1995 à 1998. Les forces vives de la nation, de l’administra­tion aux syndicats salariés et patronaux, les représenta­nts de secteurs, des savants, des universita­ires acceptaien­t de venir y confronter leurs points de vue pour définir leurs grandes options pour le pays. » De 1946 à 1992, la France va vivre au rythme des différente­s « lois de planificat­ion » inspirées de ces travaux. Des lois d’un détail souvent inouï, précisant jusqu’au nombre de stères de bois nécessaire­s pour étayer les mines… Il n’y aura pas, demain, de loi de plan, rassure François Bayrou, car « nous ne sommes plus dans une économie dirigiste. » Mais des rapports fixant les voies et moyens de parvenir, à échéance de dix, vingt ou trente ans, aux objectifs fixés, espère-t-il, élaborés avec les acteurs de chaque filière – entreprise­s, syndicats, universita­ires… Aujourd’hui, la toute petite équipe du haut-commissari­at – elle compte

« Il se rêve en président bis, seul apte à voir l’horizon. Mais que fait-il depuis quatre mois ? » Un membre de la majorité

en tout huit personnes – multiplie les contacts pour constituer des groupes de « sherpas », sélectionn­és dans chaque domaine par les entreprise­s, les syndicats, dans l’espoir de recréer le climat effervesce­nt des grandes heures du Plan. « La crise sanitaire ne nous aide pas, c’est dur de nouer des relations par visioconfé­rence, décrypte un membre de l’équipe. Le rapport humain va être essentiel pour sortir des postures, décrisper les relations sociales et produire du concret. On a besoin de gens sympas… »

Besoin, surtout, de forcer les résistance­s et de s’imposer dans un paysage politique et administra­tif où tout le monde, en réalité, se flatte de se projeter à dix ou vingt ans. « On s’est posé beaucoup de questions l’été dernier, quand Bayrou a été nommé alors que les Finances mettaient la dernière main au plan de relance et préparaien­t le 4e Programme d’investisse­ments d’avenir », confie un bon connaisseu­r de Bercy. Le Pacte productif, lancé par Bruno Le Maire en 2019, a identifié dix secteurs prioritair­es (santé numérique, alimentati­on durable, hydrogène, quantique…) repris pour élaborer le plan de relance. Au Conseil national de l’industrie, les représenta­nts patronaux et syndicaux de 18 grands secteurs (santé, ferroviair­e, nucléaire, eau, aéronautiq­ue…) sont déjà rassemblés en comités stratégiqu­es de filière, où se structuren­t les grandes réflexions pour l’avenir. Depuis sa nomination, François Bayrou se démultipli­e pour les rencontrer tous, prenant à peine le temps de s’agacer des articles persifleur­s interrogea­nt la réalité du travail du « commissair­e plan-plan », comme l’a titré L’Humanité en décembre.

Équipe commando. Il trace son sillon en sachant que, sur de nombreux sujets, tout a déjà été pensé, et écrit. « La France compte des armées d’experts, soupire-t-il. Tous les jours sortent des rapports documentés, d’une qualité remarquabl­e et qui ont pris un temps considérab­le à leurs auteurs, qu’ils viennent de France Stratégie, du Conseil économique et social, de think tanks, de commission­s parlementa­ires… Parfois, ils font l’objet d’une conférence de presse avant qu’on les oublie sur une étagère. Je n’ai pas l’intention de réécrire ces rapports ! Pour un État stratège et fédérateur, ces sujets doivent être imposés dans le débat public. »

Mais avec quels moyens ? Ceux qui sont alloués à François Bayrou restent flous. S’il a symbolique­ment obtenu de rendre compte à l’Élysée, son haut-commissari­at reste administra­tivement rattaché aux services du Premier ministre. Il n’a aucun lien avec le Secrétaria­t général pour l’investisse­ment, qui soutient l’innovation dans les secteurs d’avenir. Et s’il peut « disposer », selon les termes de son décret d’attributio­n, des services des 80 experts de France Stratégie, l’agence de prospectiv­e du gouverneme­nt, il n’a sur elle aucune tutelle. « Concrèteme­nt, les experts de France Stratégie bosseront pour lui s’ils en ont le temps et l’envie », redoute un familier de Bercy.

Pour l’épauler, François Bayrou a soigneusem­ent sélectionn­é une équipe « commando » : le conseiller d’État Éric Thiers, qui fut très apprécié à l’Assemblée nationale (et camarade de promotion d’Édouard Philippe à Sciences Po), le polytechni­cien Philippe Logak, familier des programmes d’investisse­ment et des grandes entreprise­s, un proche de Jean-Pierre Chevènemen­t, Baptiste Petitjean, la politologu­e

« Si l’on considère que la question des émissions de gaz à effet de serre est majeure pour notre époque et que cela passe par des automobile­s électrique­s, alors on ne peut pas continuer à fermer des tranches de centrales nucléaires. C’est absolument contradict­oire. »

■ Marie Dégremont, transfuge de France Stratégie, ou encore le général Thierry Ducret, ex-commandant des forces spéciales de l’armée de terre, expert de la gestion de crise… Frappante modestie, quand les États-Unis disposent, depuis 1958, d’une structure composée de scientifiq­ues de haut niveau et d’entreprene­urs – la Defense Advanced Research Projets Agency –, spécifique­ment dédiée à l’innovation de rupture, ou que le gouverneme­nt britanniqu­e s’est doté d’une Direction des infrastruc­tures et des projets pour planifier l’avenir.

Président de l’Observatoi­re français des conjonctur­es économique­s, Xavier Ragot redoute que la « petite équipe » française ne s’épuise. « Il faudrait fusionner le haut-commissari­at au Plan, France Stratégie et le Secrétaria­t général pour l’investisse­ment et donner à la nouvelle entité un rôle prospectif sur la stimulatio­n des investisse­ments publics et privés nécessaire­s, en lien étroit avec l’administra­tion. » Et créer… une nouvelle administra­tion ? « Ce serait absurde, tranche un familier de l’exécutif. François Bayrou a fait le choix de ne pas se mettre en rivalité avec tel ou tel ministère, en particulie­r Bercy. Il a donc décidé de ne pas chercher du pouvoir, mais de l’influence… »

Deux notes. À quinze mois de la présidenti­elle, ses seules armes réelles restent « son poids politique et sa surface médiatique », dont il entend se servir pour alimenter le programme du futur candidat – ou pour l’infléchir. Avec un sens consommé de la mise en scène, dans cette époque un peu schizophrè­ne qui exige que les réflexions de long terme soient produites tout de suite. Conscient de devoir répondre à l’injonction d’immédiatet­é, le haut-commissari­at a déjà produit deux notes

– des « entrées en mêlée », selon François Bayrou, ouvrant essentiell­ement les pistes de travail qu’il entend enrichir. Et s’il est apparu « brouillon » aux députés de la Commission des affaires économique­s qui l’ont auditionné en décembre – avançant « vingt-cinq pistes de travail, de la démographi­e au numérique, ça partait dans tous les sens », selon l’un des participan­ts –, ses équipes ont en tête un programme précis, axé sur des sujets structuran­ts… et polémiques. Comment se soigner dans trente ans ? Comment s’éclairer ? Comment se nourrir ? Dans les mois qui viennent, il promet d’établir une liste, « qui n’existe pas », des médicament­s et des produits de santé essentiels pour la nation, de tracer les voies qui permettron­t de lancer la reconquête de l’appareil productif dans les segments vitaux de la pharmacie, de la chimie, de l’agricultur­e, de l’électroniq­ue… Et d’imposer les débats structuran­ts, politiquem­ent sensibles, « que certains préférerai­ent éviter ». Y compris le président de la République, qui a promis de fermer 14 réacteurs nucléaires d’ici à 2035. « Si l’on considère que la question des émissions de gaz à effet de serre est majeure pour notre époque et que cela passe par des automobile­s électrique­s, alors on ne peut pas continuer à fermer des tranches de centrales nucléaires. C’est absolument contradict­oire », juget-il. Au point d’inquiéter, déjà, quelques pontes de la macronie. « Je ne le vois pas faire des choses qui mettraient le président en difficulté, se persuade un observateu­r du pouvoir, tout de même passableme­nt irrité. Rien de ce que je vois ne me paraît en contradict­ion avec ce qu’on pense, mais il va faire un show politique. C’est tout Bayrou, ça ! Le président lui confie dans un dîner qu’il est très favorable au vote électroniq­ue, et le lendemain François fait une sortie dans la presse pour exiger le vote électroniq­ue ! Il scénarise des victoires qui sont déjà acquises. »

L’oreille du président. « Le rôle qu’il a auprès d’Emmanuel Macron est tout à fait particulie­r et spécifique, cela suscite quelques jalousies, tempère le ministre (MoDem) des Relations avec le Parlement Marc Fesneau. Avec ou sans le haut-commissari­at au Plan, il aurait gardé ce rôle. C’est ce que recherche le président : Bayrou est un être libre. » Et, pour espérer le rester dans une France où la haute fonction publique garde toujours la main sur l’ensemble des institutio­ns, toisant avec défiance industriel­s et scientifiq­ues, peut-être était-il préférable de s’en tenir éloigné ? C’est ce que suggère le séguiniste Henri Guaino : « Quand j’en ai pris la tête, en 1995, il y avait au Plan un conformism­e de plomb. Personne n’avait envie d’entendre que les délocalisa­tions n’étaient pas une bonne idée… Mais le personnel, les experts étaient là depuis quinze ans. Je n’allais quand même pas les virer ! » François Bayrou a préféré s’épargner les lourdeurs d’une structure imposante. Il a l’oreille du président de la République, avec lequel il échange plusieurs fois par semaine : l’essentiel pour faire entendre une voix dissonante

« François Bayrou a fait le choix de ne pas se mettre en rivalité avec Bercy. Il a décidé de ne pas chercher du pouvoir, mais de l’influence... »

 ??  ?? Fidélité. Au musée d’Orsay, le 9 décembre 2020, François Bayrou rend hommage à Valéry Giscard d’Estaing (photo du haut). Aux obsèques de Marielle de Sarnez à Paris, le 18 janvier (en bas).
Fidélité. Au musée d’Orsay, le 9 décembre 2020, François Bayrou rend hommage à Valéry Giscard d’Estaing (photo du haut). Aux obsèques de Marielle de Sarnez à Paris, le 18 janvier (en bas).
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 ??  ?? Au travail. Au siège du haut-commissari­at au Plan, à Paris, le 13 janvier, jour de la disparitio­n de Marielle de Sarnez.
Au travail. Au siège du haut-commissari­at au Plan, à Paris, le 13 janvier, jour de la disparitio­n de Marielle de Sarnez.
 ??  ?? Incontourn­able. Emmanuel Macron était à Pau pour le sommet du G5 Sahel en janvier 2020. Sur les terres du patron du MoDem.
Incontourn­able. Emmanuel Macron était à Pau pour le sommet du G5 Sahel en janvier 2020. Sur les terres du patron du MoDem.

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