Le Point

Le règne du « Roi Jean »

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1959 Naissance à Quimper

1978 Première participat­ion à la Solitaire du Figaro, qu’il remportera trois fois (1994, 1996, 1999) 1981 Tour du monde (Whitbread) avec Éric Tabarly, à bord de Pen Duick IV

1986 Création du chantier CDK Composite à La ForêtFoues­nant avec Hubert Desjoyeaux et Gaëtan Gouerou 1996 Deuxième de la Transat AG2R (avec Florence Arthaud) 2004-2005 2e du Vendée Globe

(il termine 5e en 2012-2013 et 6e en 2016-2017) 2008-2009 Naufrage dans le Vendée Globe

2013 Remporte la Transat JacquesVab­re

2015 Remporte la Barcelona World Race (course autour du monde en double) 2020-2021 4e du Vendée Globe

chose : destructio­n-reconstruc­tion. Guerre ou ■ révolution, puis reconstruc­tion…

Pour la nature, c’est la même chose. On a beaucoup détruit, mais la prise de conscience est là, donc on commence à réparer. C’est un boulot qui va prendre des décennies. Je pense qu’on a pris pas mal de claques ces dernières années ; le Covid en est une. Si la crise sanitaire pouvait être bénéfique, ce serait pas mal. Je n’arrive pas à voir le côté morose des choses, donc je me dis qu’on va se servir de ça pour rebondir, reconstrui­re ce qu’on a détruit.

Pendant cette course, votre grande gueule et vos bons mots ont aussi beaucoup marqué les Français… La liberté de parole, ça coûte cher. Dire ce qu’on pense demande un effort. Mais si tu n’as pas de liberté, tu ne fais rien. Alors oui, il faut l’ouvrir ! Il faut assumer de ne pas aimer tout le monde. Je sais qu’avec mes coups de sang j’ai fait fuir certaines grandes entreprise­s qui auraient pu sponsorise­r mes projets. On te tire dessus, on te fait une mauvaise réputation. Tu as des détracteur­s, ils veulent te tuer pour montrer qu’ils ont raison. Mais, finalement, rester fidèle à tes valeurs et te prendre des claques, ça permet de savoir où tu vas. Ça te prend plus de temps qu’aux autres, mais à la fin, ça paye : tu sais vraiment exactement qui tu es et où tu vas. J’énerve, et alors ? Personne ne peut m’enlever ce que je suis, ce que je pense. J’ai des conviction­s et je ne vois pas pourquoi je devrais me taire et faire des jolies phrases dans un papier cadeau pour plaire à tout le monde. C’est un peu comme les poissons volants. Tu les déranges et ils te le font bien comprendre. Tu viens sur leur territoire, ils viennent sur toi et rentrent dans le cockpit. Après, ils frétillent dans la cabine. Ils bougent, ils s’agitent. Tu peux décider de les ignorer et de les laisser s’épuiser. Tu es en train de barrer, tu vas te faire tremper et faire des efforts alors que tu es crevé. Mais bon, tu les as entendus, tu les respectes et tu vas les chercher pour les remettre à l’eau. Dans la vie, ça doit fonctionne­r comme ça : avoir quelques valeurs et ne pas les trahir.

Après le sauvetage de Kevin Escoffier, Emmanuel Macron vous a appelé…

On me dit : « Le président veut te parler. » Moi, je prends la communicat­ion, je croyais que c’était le président du comité de course. Pas le président de la République ! Du coup, je crois bien que je l’ai tutoyé. Plus tard, j’ai appris que ça avait été un casse-tête pour l’Élysée de nous joindre. C’est drôle : je communique par Skype parce que les images passent par les satellites. Mais Macron, lui, il n’a pas Skype, pour des raisons de sécurité, je crois. Résultat : ils ont remué tout l’Élysée pour trouver un ordi qui ne soit pas connecté au reste du réseau, pour qu’on puisse se parler. Macron était un peu comme un enfant. Il avait besoin de cette vérité, de parler à ces deux Français paumés au milieu de nulle part qui venaient de passer un sacré quart d’heure. Je lui ai rappelé ma devise du moment : « Trop dire fait rire, bien faire fait taire. » C’est drôle, mais, à ce moment-là,

« Macron était un peu comme un enfant. Il avait besoin de cette vérité, de parler à ces deux Français paumés au milieu de nulle part qui venaient de passer un sacré quart d’heure. »

on était un peu en phase. Tout lui tombe dessus en même temps : le Covid, la crise économique… Comme en course : tous les jours, à chaque minute, il faut surveiller la mer, le vent, le bateau, anticiper ce qui va se passer la minute d’après… Mais bon, je ne compare pas : un pays, c’est plus compliqué à diriger qu’un bateau.

Justement, la politique vous intéresse-t-elle ?

Je ne fais pas de politique. Je n’en ai jamais fait et je suis apolitique. Pour moi, les élus sont nécessaire­s, mais leur boulot consiste à dire oui à un peu tout le monde pour avoir une majorité et à faire plaisir au plus grand nombre de gens possible, ce qui ne marche pas. Tu ne peux pas vivre comme ça. En tout cas, c’est le contraire de mon fonctionne­ment. Macron essaie des trucs, il tente de bouger les lignes. Il s’est attaqué à certains privilèges et je trouve ça courageux.

À quoi pensez-vous?

Au statut des gars de la SNCF, à celui des dockers ou des pilotes de port, qu’il a essayé de réformer. C’est des privilèges comme tu n’imagines pas. Ce que je n’aime pas, c’est l’inégalité. Quand je vois les conditions de vie de certaines personnes âgées, d’ouvriers qui ne parviennen­t pas à joindre les deux bouts ou de certains petits patrons qui ne s’en sortent pas et que, à côté, certains ne font pas d’efforts tout en gagnant très bien leur vie, ça me gêne, ça me révolte. Les grévistes, les fainéants me choquent, c’est pas le genre de la maison. Je n’ai pas non plus compris les casseurs pendant le mouvement des Gilets jaunes. Casser… C’est pas avec cette mentalité que tu construis l’avenir de tes enfants, mais grâce au mérite et à l’effort. L’argent ou le patrimoine ne doivent pas faire la différence à la naissance. L’important, c’est ce que tu fais avec les moyens dont tu disposes.

Vous assumez un rôle de porte-parole pour que l’argent ne soit pas au coeur de la course au large…

Je ne suis porte-parole de rien. Je dis les choses comme je les sens. Je suis inquiet de la puissance des groupes du CAC 40 ou des géants de l’Internet par rapport aux PME. Il faut que l’État garantisse un minimum d’égalité entre les uns et les autres, surtout quand la crise est là. C’est la même chose pour la course. Il faut que les jeunes marins puissent continuer à monter des projets raisonnabl­es pour vivre cette aventure. Il ne faut pas que la porte d’entrée ce soit des millions d’euros. Sinon, nous aurons des courses totalement aseptisées.

C’est-à-dire?

Au début de la course, j’entendais tout le monde dire : « T’as pas de “foils” [petits appendices situés de chaque côté de la coque et permettant d’augmenter la vitesse, NDLR] sur ton bateau, t’es un con. » Le slogan du moment, c’est voler sur les océans… On n’est pas des oiseaux, c’est n’importe quoi ! Mais je n’ai pas cherché à m’adapter : j’ai fait ma course comme je la sentais. Je ne cherchais pas le classement. Puis, après quelques jours après le départ, je découvre que je suis premier… À terre, Anne est montée au créneau pour secouer un peu tout le monde. Les journalist­es lui disaient : « Laisse tomber, il va se faire reprendre, on se concentre sur les favoris. » L’être humain, il a du mal à s’adapter au changement, à la nouveauté. Et pourtant, c’est ça une course ; la vraie performanc­e, c’est justement de pouvoir se remettre en question. Rester dans l’excellence pendant quatre-vingts jours, ça veut dire balancer ses certitudes par-dessus bord et te concentrer sur la mer, le vent, le bateau et ta route.

C’est pour des courses où tout est ouvert et ■ où tous les budgets peuvent participer que je me bats. C’est compliqué, pour un marin, de faire des choix quand le bateau appartient à une multinatio­nale et vaut 6 millions d’euros. On a déjà connu une période où il y avait beaucoup d’argent. Les sponsors se sont lassés, ils sont partis. Il ne faut pas reproduire la même chose. Quand je vois que dans les dix premiers il y a « le vieux con », « le handicapé » et « le branleur », je me dis que c’est une belle victoire [Damien Seguin, champion paralympiq­ue, termine septième ; Benjamin Dutreux, l’un des plus petits budgets, neuvième, NDLR].

Quel rapport à l’argent et aux sponsors défendez-vous?

Je ne suis pas un intello. Quand un copain de France Télévision­s a fait une série sur la course, il m’a demandé de parler de la peur, de la mer. Et de la cupidité… C’est un mot bizarre pour dire des choses simples. Il a choisi finalement d’évoquer Robin des bois. Le rapport à l’argent peut être simple. Je pense à la relation saine et durable que nous avons avec le Crédit agricole du Finistère. S’ils avaient regardé les bilans comptables année après année, ils auraient jeté l’éponge. Mais ils se sont intéressés à notre projet sur la durée, en connaissan­t nos fragilités, en nous alertant. Au-delà des comptes, il y a aussi des gens qui se sont intéressés à ce que nous voulions faire. La fidélité, l’humain, c’est essentiel. Les patrons de PME devraient bénéficier de la même écoute, surtout avec la crise qui s’annonce.

Justement, vous n’êtes pas soutenu par un grand groupe mais par de nombreuses PME… Mes partenaire­s, ce sont d’abord des gens qui croient dans ce que nous faisons, comme – c’est un exemple – les franchisés des hôtels Ibis ou les vêtements Bermudes, mais aussi de nombreux autres partenaire­s qui participen­t à l’aventure, de près ou de loin. Ils fonctionne­nt d’abord à l’affectif. Pierre Martinet, « le traiteur intraitabl­e », ne nous demande rien en échange de son soutien. C’est un patron qui a démarré en apprentiss­age, qui roule les r mais qui sait exactement d’où il vient et où il va. C’est le plus important. Je me souviens, il y a quinze ans, j’avais le soutien de Bonduelle. J’étais allé les voir avec des publicitai­res très parisiens qui avaient conçu de belles présentati­ons. Les patrons de Bonduelle et moi, on regardait ça comme des imbéciles. Au bout d’un moment, avec un des dirigeants, un membre de la famille fondatrice, on s’est échappé de la réunion. Il voulait me montrer la ferme où tout avait commencé et la bétonneuse que son grand-père avait bricolée pour mélanger les petits pois et les carottes. Je lui ai parlé de mon projet et de la mer. Il savait d’où il venait et je savais où j’allais. On a fait de jolies choses ensemble.

Que cherchez-vous à dire?

L’État doit encourager les jeunes qui ont des projets. Je ne critique pas l’État, au contraire. Quand ses moyens sont bien employés, il fait des choses exceptionn­elles. La récupérati­on de Kevin Escoffier par la Marine nationale sur le Nivôse, c’était une opération parfaite, carrée. On a encore la chance, en France, d’avoir des moyens et une marine efficace avec des marins entraînés et très bien équipés. Ça leur a d’ailleurs fait une belle publicité de recrutemen­t. Et on peut être fiers. Mais je ne suis pas objectif : mon grandpère était mécano dans la Marine nationale, et moimême j’y ai fait mon service… sous les ordres de Tabarly.

Justement, Tabarly…

J’ai 18 ou 19 ans, j’ai déjà participé à deux courses du Figaro, ce qui m’a empêché de passer le bac, et je dois faire mon service national. Avec ma 2 CV, je viens le voir à Gouesnac’h (Finistère). Je frappe à la porte de sa maison et je lui raconte ma situation. Tabarly était officier de marine, ce qui lui permettait d’embarquer des jeunes appelés. Mais il avait déjà son équipage complet, des pistonnés, des connaissan­ces. Il m’a fait une place. J’ai fait un mois de classes et puis on est parti sur Pen Duick IV pour une course autour du monde.

Ça n’a pas toujours été tendre entre vous deux… En mer, on n’est pas là pour s’offrir des fleurs. Les autres avaient un peu la trouille de lui parler alors que je lui disais les choses comme je les pensais. C’est moi qui le réveillais au petit matin parce que les autres n’osaient pas. En fait, je lui parlais comme je parle aujourd’hui à Emmanuel Macron ou à un bénévole qui bosse sur notre projet. Le respect, toujours, la flatterie, jamais. Il faut dire les choses comme on les pense. Sinon, c’est le roi et sa cour. Et ça finit mal.

Votre nom appartient désormais à la légende, bien au-delà du monde de la voile. Avec les Colas, Poupon, Riguidel, Kersauson ou Arthaud… Ouais, bof… Les statues, il y en a plein. Ça n’est pas important et ça ne fait pas de toi un type bien. Ce qui compte, c’est de pouvoir se regarder dans le miroir et de savoir où tu vas. Le reste…

 ??  ?? Légendes maritimes. Florence Arthaud, Denis Gliksman, Éric Tabarly, Jean Le Cam, Olivier de Kersauson et Patrick Morvan à la barre de son catamaran
« Jet Services II », qui vient de pulvériser le record de la traversée de l’Atlantique, en 1984.
Légendes maritimes. Florence Arthaud, Denis Gliksman, Éric Tabarly, Jean Le Cam, Olivier de Kersauson et Patrick Morvan à la barre de son catamaran « Jet Services II », qui vient de pulvériser le record de la traversée de l’Atlantique, en 1984.
 ??  ?? Héritage. Éric Tabarly entouré de Jean
Le Cam (à g.) et d’Alain Thébault à bord de « L’Hydroptère ». Le Cam a fait son service dans la Marine nationale sous les ordres de Tabarly.
Héritage. Éric Tabarly entouré de Jean Le Cam (à g.) et d’Alain Thébault à bord de « L’Hydroptère ». Le Cam a fait son service dans la Marine nationale sous les ordres de Tabarly.
 ??  ?? Opération sauvetage. Le 30 novembre 2020, au large du cap de Bonne-Espérance, Jean Le Cam parvient à secourir Kevin Escoffier. Ce dernier aura passé onze heures à la dérive sur son radeau de survie. Le 6 décembre, Escoffier lors de son transfert (photo) vers la frégate « Nivôse » de la Marine nationale.
Opération sauvetage. Le 30 novembre 2020, au large du cap de Bonne-Espérance, Jean Le Cam parvient à secourir Kevin Escoffier. Ce dernier aura passé onze heures à la dérive sur son radeau de survie. Le 6 décembre, Escoffier lors de son transfert (photo) vers la frégate « Nivôse » de la Marine nationale.

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