Le Point

Jean Le Cam, confession­s d’un héros

Tout le monde connaît le navigateur depuis son exploit dans le Vendée Globe. La mer, mais aussi l’argent, Macron, le vin, le Covid… le « Roi Jean » dit tout.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN GUBERT

Un grain s’abat sur La Forêt-Fouesnant. Ce dimanche, le vent fouette le Finistère. Olaf et Hyell (« noisette » en breton, avec un h en plus) ont envie de jouer avec Jean Le Cam. Les deux chiens n’ont pas vu le navigateur depuis la fin octobre. Avec sa femme, Anne, qui a piloté à terre l’équipe et le projet Yes We Cam !, il est rentré la veille au soir des Sables-d’Olonne. En attendant d’aller chercher Hubert, son bateau, et de le réparer dans son petit chantier naval, celui qui a fini quatrième au terme d’une incroyable épopée a accepté de se confier au Point pour tout raconter de sa course mais aussi dire ce qu’il pense de notre époque. La retenue, ce n’est pas le genre de ce marin au palmarès impression­nant qui, en allant récupérer Kevin Escoffier, est définitive­ment entré dans la légende.

Le Point : Est-ce votre allure d’Astérix qui a fait rêver les Français pendant trois mois?

Ou celle du vieux gladiateur qui mène son dernier combat contre des jeunes marins?

Jean Le Cam : Astérix, je ne sais pas, même si j’ai surnommé ma camionnett­e Obélix! Je ne crois pas que ma tronche fasse rêver. Le scénario, en revanche… Au départ, sur le papier, ceux qui avaient les plus beaux bateaux, les plus gros budgets devaient gagner et aller plus vite que jamais. Mais on a oublié que la mer, la météo et le vent ne mentent jamais. Ils ne font pas de cadeaux. Ils disent la vérité. Les plus prometteur­s et les meilleurs élèves étaient les plus fragiles, et ceux du fond de la classe ont montré qu’il fallait compter avec eux. C’est une course « juste ». Avec la mer, personne ne triche.

Ce Vendée Globe, c’est aussi l’histoire du capitaine Haddock un peu colérique qui va sauver un copain… Dans la légende Le Cam, il y aura toujours ce sauvetage incroyable…

Et quoi ? On n’est pas dans la téléréalit­é ! Tu as travaillé pendant trois ans sur ton bateau, tu as une équipe qui a bossé jour et nuit pendant des mois et des mois. Il y a des partenaire­s. Tu dois faire ta perf. Tu sais que tu te mets en danger pour aller chercher le copain et que ton bateau n’est pas fait pour récupérer un bonhomme dans une mer si agitée. Mais tu le fais, c’est tout. Tu ne te poses pas la question, c’est l’humanité. La solidarité. C’est les valeurs de la mer. Les vraies, les seules. ■

Et merde pour la course ! Tu vas le chercher. ■

Et tu ne penses plus qu’à ça jusqu’à ce qu’il monte sur le bateau. C’est un drôle de destin, cette histoire. Il y a huit ans, c’est justement PRB, le bateau de Vincent Riou sur lequel était Kevin Escoffier, qui m’a récupéré alors que mon bateau s’était retourné. C’est fou ! Je savais la position de Kevin à un demi-mille, ce qui fait beaucoup dans une mer avec des creux de 5 mètres. Je le vois. Puis je le perds. Je ne sais plus où il est. Il me faut trois bonnes heures pour l’apercevoir à nouveau. Pendant ce temps, tu penses : si je ne le retrouve pas, je ne sais pas comment je pourrai vivre avec ça. C’est la nuit qui nous a sauvés, la lune a fait des reflets sur son canot. On a décidé ensemble de la manoeuvre : lui passer dessus en essayant de ralentir. Ça pouvait très mal se terminer. C’est ce qui a déclenché cette passion pour Yes We Cam!? À bord, on ne s’en rend pas compte. On ne reçoit pas les bruits de la terre et c’est mieux comme ça. Ce qui est sûr, c’est que dans l’époque que nous traversons – le Covid, le confinemen­t, la crise… –, cette course et nos bateaux ont délivré un message. Nous avons raconté une histoire simple et montré des valeurs essentiell­es. On a offert du rêve dans un drôle de moment morose. Nous n’avons pas remplacé les cinémas qui ont fermé, nous avons juste partagé quelque chose de très précieux. Un jour, le virus se transforme, le lendemain, il n’y a pas de vaccins, le jour d’après, c’est une entreprise qui licencie des centaines de gens… C’est dur. Sur nos bateaux, on a offert de l’authentici­té. On ne ment pas. Je crois que les gens sont fatigués de l’image et du paraître. Ils veulent de l’authentiqu­e, de la vérité. Ils en ont assez de voir des présentatr­ices ultramaqui­llées à la télé. Ça sonne faux. Elles ne sont pas des Indiens sur le sentier de la guerre. Êtes-vous fier de votre course ? Franchemen­t, avec mon budget et mon bateau, finir quatrième, c’est la place du con, mais c’est exceptionn­el. Mais une des choses dont je suis le plus fier, c’est d’avoir joué pendant quelques semaines le rôle d’un grand-père qui rassure et raconte une histoire simple à des enfants qui ont des portables et des tablettes dès la maternelle, et qui écoutent le Premier ministre – comment s’appelle-t-il, déjà ? – expliquer que tout ferme à 18 heures, en leur interdisan­t de faire du foot ou de la natation et en les obligeant à porter un masque. Je ne critique pas la stratégie. Mais où est la place pour le rêve ? Nous leur avons offert un message essentiel. Pendant la course, j’ai aussi beaucoup pensé aux personnes âgées. Je sais, ce n’est pas très glamour, les Ehpad. Mais, si j’ai apporté un peu de réconfort, comblé un vide chez des gens seuls et âgés, c’est important. Je connais leurs angoisses et leurs peurs, leur ennui, pour discuter souvent avec elles. Avec le Covid, on les a laissés tomber, on les a oubliés en les enfermant. La solitude, je la connais sur mon bateau. La nuit de Noël ou du Nouvel An, sans famille, sans ceux que j’aime, je ne me voyais pas faire la fête tout seul. J’ai pas mal pensé à eux. Aux malades, aussi.

Vous avez la réputation d’emporter à bord quelques bouteilles…

C’est un mythe. Tu ne pars pas faire une croisière. Tu es en course, tu es concentré tout le temps, chaque seconde. Tu ne pars pas faire la fête avec les copains ou fuir quelque chose. La moindre erreur est fatale et tu fais attention à tout. Tu vois, j’avais pris trois demi-bouteilles de saint-julien – mon vin préféré. On en a vaguement vidé une avec Kevin, pour fêter le sauvetage. J’en ai ouvert une autre après le Horn. Et il en reste une dans le bateau. La logistique, c’est plus terre à terre ; c’est le PQ et une réserve de flotte pour trois mois. En mer, tes journées, c’est quelle voile tu vas mettre, combien de temps ça va te prendre, où ça va taper, c’est quoi le vent ensuite, quand vas-tu pouvoir te reposer, le café est-il prêt, tes batteries sont-elles chargées, où en est l’alarme de vitesse, comment la nuit va-t-elle se passer? Et ta lessive, quand la faire ? Et il faut prendre du temps pour se changer pour ne pas rester trempé et choper une saloperie. Tu dois tout anticiper. Chaque seconde, il se passe quelque chose et rien d’autre ne compte. Tu n’es pas un marin qui regarde tranquille­ment le soleil se coucher. Les élections américaine­s, c’est pas ton affaire. Tu réduis ton champ de vision, et, en même temps, tu dois gérer mille paramètres. Et parfois tu as le moral à zéro.

Et que fait-on dans ces moments-là?

On écoute de la musique ?

Ça se travaille. C’est comme à la maison. Quand ça va pas, faut faire le ménage ou tondre la pelouse. Te mettre dans le concret pour pas penser et tourner en boucle. La musique, le bateau n’est pas l’endroit idéal pour cela. Ton bateau parle, grince. La mer et le vent aussi. C’est à terre, à l’arrivée, que j’ai chanté « Mes

« Nous avons raconté une histoire simple et montré des valeurs essentiell­es. On a offert du rêve dans un drôle de moment morose. »

biens chers frères », d’Eddy Mitchell. Et il y a deuxtrois trucs de Johnny Hallyday qui m’habitent, surtout quand il dit : « Qu’on me donne la haine pour que j’aime l’amour. » Comme moi, c’est pas un philosophe, mais je me reconnais dans le bonhomme. Ces moments de cafard, à quoi correspond­entils?

Ce n’est pas du cafard. Ni de la solitude ou de la trouille. Tu sais pourquoi tu as signé, tu es préparé et tu es content d’être dans la course. C’est juste que tu es épuisé. Tu pleures de fatigue. Tu dors mal. L’équipe à terre et ta femme savent que ça ne sert à rien de te remonter le moral parce que tu es seul. En fait, j’ai eu un gros pépin après le sauvetage de Kevin, un problème de délaminage de la coque. En gros, elle se fendillait et se désagrégea­it. Ça pouvait casser à tout moment et il fallait réparer en permanence. Quand j’ai découvert ça, j’étais dans l’océan Indien, au large des Kerguelen. La mer se calme, je colmate, je fais sécher. Et je recommence. Ça a duré quarante-cinq jours, durant lesquels la boule au ventre ne m’a jamais quitté.

Et, pour ça, votre équipe à terre a pu vous aider? En fait, tu n’en parles à personne. Sauf évidemment à Anne et à deux-trois personnes de l’équipe, plus à quelqu’un de confiance au sein de l’organisati­on de la course. Tu leur dois la vérité, car il faut anticiper un sauvetage ou une escale. Mais tu ne dis rien aux autres : l’idée, alors que tu sais que ton bateau ne va pas bien et que tout peut s’arrêter, c’est d’éviter d’avoir à subir mille polémiques et mille bla-bla inutiles de mecs qui pensent mieux savoir que toi. Tu es seul à bord. Tu t’attaches à des petits trucs, comme la températur­e de la mer. À zéro, tu sais que tu vas passer un mauvais moment dans ton canot. En remontant vers les mers plus chaudes, tu commences à respirer. Si le bateau ne tient pas, c’est mieux dans une eau à 10 °C. Et, petit à petit, plus tu avances – puisque ça tient et que tu passes tes journées à surveiller et à réparer –, plus tu commences à rêver du retour à la terre. Mais franchemen­t, j’ai bien pensé que je n’irais pas au bout.

Quel rapport avez-vous avec votre bateau? Mon bateau, c’est Hubert [du nom d’Hubert Desjoyeaux (décédé en 2011), son plus vieil ami, le frère du navigateur Michel]. On est deux dans cette affaire-là. Je l’appelle aussi « Pépère ». Je lui parle, d’autres embrassent leur bateau. C’est une connivence, c’est de l’intimité. On est deux à faire la course. C’est le bateau qui t’emmène, c’est toi qui l’aides. Vous formez un couple. C’est pour ça que, sur des bateaux à plusieurs millions, tu n’oses pas ; tu sais que ce n’est pas vraimentto­n bateau mais davantage celui de tes partenaire­s, d’un architecte, d’un logiciel, d’un sponsor. Or ça doit être d’abord le bateau d’un marin. Avec Hubert, il y a comme un rapport charnel. Je connais ses bruits, ses blessures, ses faiblesses.

Et la mer, on lui parle ?

Je parle à Neptune et à Éole. Je leur dis : « Allez, soyez pas vaches, je partagerai un saint-julien avec vous ! Donnez-moi un coup de main ! » La mer m’a fait un cadeau. À chaque fois que je réparais ma coque, elle se calmait pour me laisser travailler et colmater. Et elle te met à nouveau à l’épreuve dès le lendemain, quand ça recommence.

Vous naviguez depuis plus de quarante ans. La mer est-elle devenue un dépotoir?

Je ne conteste pas la réalité du réchauffem­ent de la planète, le continent de plastique, etc. Mais je dois être honnête : si c’était un dépotoir de porte-conteneurs et de déchets volumineux, nous ne serions pas là, à l’arrivée. Il y a encore quinze ans, après une course, les voiles étaient sales et noires de mazout. Sur ce point-là, j’ai l’impression que les navires commerciau­x ne font plus n’importe quoi. Je pense que l’histoire de l’humanité, c’est toujours la même

 ??  ?? À bon port. Le navigateur, photograph­ié à La ForêtFoues­nant (Finistère), le dimanche 31 janvier, à son retour du Vendée Globe, trois jours plus tôt.
À bon port. Le navigateur, photograph­ié à La ForêtFoues­nant (Finistère), le dimanche 31 janvier, à son retour du Vendée Globe, trois jours plus tôt.
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 ??  ?? Hospitalit­é. Jean Le Cam, chez lui, à La Forêt-Fouesnant, où il nous a reçus.
Hospitalit­é. Jean Le Cam, chez lui, à La Forêt-Fouesnant, où il nous a reçus.
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Pour son 5e Vendée Globe, le navigateur a atteint les Sables d’Olonne en 4e position, le 28 janvier, après 81 jours de mer à la barre de son monocoque.
Et de 5 ! Pour son 5e Vendée Globe, le navigateur a atteint les Sables d’Olonne en 4e position, le 28 janvier, après 81 jours de mer à la barre de son monocoque.
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