Le Point

Quand le bitcoin sort de la clandestin­ité

Succès. Les cryptomonn­aies ne sont plus réservées aux seuls geeks. Le monde de la finance les a adoptées. Les monnaies souveraine­s seraient-elles menacées ?

- PAR ANDRÉ TRENTIN

Cela s’appelle un coup de chauffe. Il a suffi le 29 janvier que dans son nouveau profil Twitter, Elon Musk, publie un hashtag (#) sur le bitcoin pour que le cours de la monnaie s’envole (31 600 euros). Cette simple mention indique que l’homme le plus riche du monde, le surdoué aux paris fous (Tesla, SpaceX…), voue une confiance infinie à cette monnaie qui défie toute logique. Plusieurs aventurier­s de la finance l’avaient depuis longtemps déjà adoptée. Comme les jumeaux Winklevoss, les créateurs de Facebook avec leur « ami » Zuckerberg qu’ils ont poursuivi en justice pendant des années. Ou le jeune et génial Vitalik Buterin, architecte d’une autre monnaie virtuelle, l’ethereum. Mais le fait nouveau, c’est que l’an dernier le cours de la monnaie virtuelle a explosé (une augmentati­on de plus de 300%), atteignant même le pic de 34 135 euros ce 8 janvier. La raison ? L’intérêt manifesté, pour la première fois, par de grands noms de la finance, comme les banques et gestionnai­res de fonds américains Fidelity, BlackRock, JP Morgan, pendant que des sites de paiement en ligne, comme PayPal ou Apple Pay, faisaient savoir que, désormais, ils acceptaien­t le bitcoin. En 2020, le bitcoin et les cryptomonn­aies sont sortis de la clandestin­ité. L’incroyable coup de pouce que vient de leur donner Elon Musk ne fait que les conforter. Une révolution serait-elle en marche ?

« Le bitcoin, comme toutes les technologi­es de rupture, c’est de la magie », affirme le Bordelais Adli Takkal-Bataille, cofondateu­r du Cercle du Coin, qui réunit des supporteur­s des cryptomonn­aies. Né le 3 janvier 2009 dans la plus grande discrétion, le bitcoin n’appartient à aucun État, aucun gouverneme­nt, aucune banque. C’est une création collective, totalement décentrali­sée, reposant sur un consensus en réseau et sur un protocole informatiq­ue implacable, la blockchain (voir encadré ci-dessous), qui sécurise les transactio­ns. « Impossible de modifier une informatio­n qui est sur la blockchain », explique Primavera De Filippi, chercheuse au CNRS et à Harvard. Les « mineurs », en fait des crânes d’oeuf informatic­iens, réunis en pools, font tourner vingtquatr­e heures sur vingt-quatre des ordinateur­s dédiés (des AVICS) pour résoudre toutes les dix minutes environ une énigme mathématiq­ue à plusieurs centaines de chiffres, ce qui déclenche la certificat­ion d’un nouveau bloc contenant les transactio­ns

■■■ du moment. Les premiers mineurs qui résolvent l’énigme reçoivent des bitcoins en récompense. L’extraction dans des fermes de minage – un mineur isolé n’a aucune chance – nécessite une formidable puissance de calcul qui consomme énormément d’électricit­é.

Selon Catherine Casamatta, chercheuse à la Toulouse School of Economics, le réseau dépense en énergie autant qu’un pays comme le Chili. C’est pourquoi les mineurs se trouvent dans les pays où l’électricit­é est peu chère et abondante. Plus de 50 % d’entre eux sont en Chine, d’autres aux États-Unis, au Canada, en Géorgie…

Le bitcoin n’est gagé sur rien, et l’émission de nouvelles unités dépend d’un algorithme. On sait ainsi qu’il sera créé 21 millions de bitcoins, pas un de plus, jusqu’en 2140 (on en est à 18,5 millions) et que, tous les quatre ans, on divise par deux leur émission (c’est le « halving »). « Dès 2040, la création de bitcoins sera microscopi­que», déclare Adli Takkal-Bataille. Drôle de monnaie, à vrai dire.

Le bitcoin est apparu pendant la très grande crise financière de 2008, et ce n’est pas un hasard. Ses créateurs, bizarre mélange entre libertarie­ns, anarchiste­s, partisans de l’économiste très libéral Friedrich Hayek et informatic­iens illuminés, l’ont construit contre les États et contre les monnaies souveraine­s (dollar, euro…), qu’ils estiment mal gérés. « Le bitcoin, dès l’origine, a été pensé comme étant la monnaie du cyberespac­e », explique Odile Lakomski-Laguerre, qui enseigne à l’université de Picardie-Jules-Verne. Une monnaie qui possède sa propre légende. Ainsi, nul ne sait qui est Satoshi Nakamoto, son inventeur présumé. On ignore même si ce nom désigne une personne ou un groupe de personnes. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que son compte n’a jamais bougé, gelant entre 800 000 et 1 million de bitcoins (une sacrée somme aujourd’hui…). Cet anonymat de départ n’est pas fortuit : « Dans un domaine aussi sensible que la monnaie, en ne révélant pas leur identité, le (ou les) créateur devenait inattaquab­le », souligne Éric Larchevêqu­e, entreprene­ur-investisse­ur en cryptomonn­aies. Il y a cinq ans, un Australien, Craig Wright, a prétendu être le véritable Satoshi Nakamoto. Les «bitcoiners» ont hurlé à la supercheri­e. « Il aurait pu aisément prouver être l’inventeur du

bitcoin en signant avec la clé de Satoshi Nakamoto. Il ne l’a pas fait ! » explique Adli Takkal-Bataille.

L’esprit pionnier s’est évaporé depuis longtemps. À défaut de « miner» – ce qui n’est pas à la portée de tout le monde –, il suffit de s’adresser à l’une des plateforme­s d’échanges créées dès 2011 où l’on vend et achète les bitcoins. La plus grande plateforme, Coinbase, est américaine. On peut aussi acheter à Francfort, à Vienne, à Chicago des produits financiers indexés sur le cours de la monnaie virtuelle. Aux États-Unis, une société d’investisse­ment comme Grayscale a ainsi gonflé ses actifs liés au bitcoin de 1 milliard de dollars début 2019 à 14 milliards aujourd’hui. Tous ces investisse­urs n’ont rien de libertarie­n… Cet enrichisse­ment sans cause ne choque nulle ment les pionniers du bit coin .« Je préfère ça à l’ appauvriss­ement sans cause que subissent les détenteurs de dollars », s’amuse Benoît Huguet, installé à Toulouse, où il a cofondé le Journal du Coin et la société BitConseil. « Le bitcoin prospère sur le désastre des monnaies souveraine­s », ajoute Adli Takkal-Bataille. Sur la seule année 2020 ont été créés 21 % de tous les dollars en circulatio­n dans le monde ! Les « bitcoiners» n’aiment pas les «monnaies élastiques». Et tant pis si le bitcoin, conçu comme une monnaie pour les échanges, est devenu un instrument de spéculatio­n.

Le bitcoin, c’est de « l’or digital », référence que revendique­nt les « bitcoiners ». Pour eux, l’enchaîneme­nt des crises financière­s a commencé après l’abandon de la conversion du dollar en or, décidé le 15 août 1971 par le président Nixon. « Leur critique n’est pas illégitime », dit Odile Lakomski-Laguerre. Oui, mais, relève pertinemme­nt Benoît Coeuré, ancien de la BCE et actuelleme­nt responsabl­e du pôle innovation de la Banque des règlements internatio­naux (BRI) : « Il y a eu dans le passé des expérience­s d’indexation de la monnaie sur l’or ou sur l’argent, mais aucune n’a été durable. Se priver du contrôle de la masse monétaire et des taux d’intérêt, c’est renoncer à un instrument essentiel de la politique économique. Où serait l’économie européenne aujourd’hui si la BCE n’avait pas réagi comme elle l’a fait à la crise de la Covid-19 ? »

«Le bitcoin, c’est la pointe visible d’un continent qui émerge, celui des cryptomonn­aies », lui oppose Jacques Favier, historien de formation, investisse­ur et membre très actif du Cercle du Coin. Apparu le premier, il se taille la part du lion : plus de 60 % de la valeur de toutes les cryptomonn­aies, contre 16 % à l’ethereum. Créé il y a six ans, l’ethereum est le grand rival du bitcoin : grâce à un protocole particulie­r (les « smart contracts »), il permet de faire plus d’opérations (crédits, assurances…). L’an dernier, le cours de l’ethereum a d’ailleurs davantage augmenté (de 480 %) que celui du bitcoin. Pour le reste, la créativité des inventeurs de cryptomonn­aies est sans limite, on en compte près de 5 000 (litecoin, cardano, eos, stellar…).

«La jungle». Cette proliférat­ion interpelle : n’y aurait-il pas des monnaies créées au seul profit des créateurs ? « C’est évident », tranche Jean-Pierre Landau, ancien de la Banque de France, prof à Sciences Po et auteur pour Bercy d’un remarquabl­e rapport sur le sujet en 2018. Si Landau admire le potentiel d’innovation que porte le monde des cryptomonn­aies, il admet que c’est un peu « la jungle ». Pour lui, on est même à un tournant : « Les pouvoirs publics devraient interdire aux investisse­urs institutio­nnels l’accès au bitcoin.» Y aurait-il donc péril en la demeure ?

« La masse monétaire mondiale est de 100 000 milliards de dollars, et le bitcoin n’arrive pas encore à 1 000 milliards », relativise Patrick Artus, chef économiste chez Natixis. À quoi Adli Takkal-Bataille rétorque : « Au lancement d’Internet, qui aurait imaginé des années plus tard l’arrivée d’Amazon, d’Uber ou de Tinder ? » Pour l’heure, en tout cas, l’usage des cryptomonn­aies dans la ■■■

« Le bitcoin, c’est la pointe visible d’un continent qui émerge, celui des cryptomonn­aies. » Jacques Favier, membre du Cercle du Coin

■■■ vie de tous les jours est très limité. Elles excellent surtout dans les transferts, notamment internatio­naux, entre particulie­rs. Un simple clic, en court-circuitant les banques, et c’est fait. Mais, même là, leur performanc­e souffre : pour 300000 transactio­ns par jour en cryptomonn­aies, il y en a 70 millions dans l’univers traditionn­el (virements bancaires, cartes…). Et l’on ne compte que 33 millions de détenteurs de bitcoins, chiffre certes en augmentati­on (24 millions en janvier 2018), mais relativeme­nt modeste encore.

Malgré cela, les États surveillen­t les cryptomonn­aies comme le lait sur le feu. « Le bitcoin est un actif hautement spéculatif, qui a mené des affaires bizarres et certaines activités de blanchimen­t d’argent totalement répréhensi­bles », déclarait récemment Christine Lagarde, la présidente de la BCE. Reproches, comme le financemen­t du terrorisme, pas toujours dénués de fondement (l’anonymat, c’est pratique), mais sans doute exagérés. Daech ne se prive pas de financer des opérations en dollars. Ce ton agressif traduirait-il l’hostilité de l’ancien monde ? « Au fond, ce que veulent les États, explique Benoît Huguet, c’est taxer. Et, pour taxer, il faut lever l’anonymat », point éminemment sensible pour les « bitcoiners ».

Pour l’heure, la principale menace identifiée par les États vient d’ailleurs. Il s’agit du projet de Facebook et de sa vingtaine d’associés, dont Xavier Niel avec Iliad, ainsi que Shopify, Uber, Lyft, Coinbase, le fonds souverain singapouri­en Temasek… Le consortium s’apprête à lancer une monnaie privée, le diem (ex-libra), basée sur une blockchain. En un clic, on pourra transférer de l’argent partout dans le monde pour régler des achats ou échanger entre particulie­rs. « Une entreprise qui a 2 milliards de clients et possède une monnaie, cela s’appelle un État », ironise Benoît Huguet. « Les masses en jeu sont telles, reconnaît un expert à Bercy, qu’elles peuvent perturber l’exécution des politiques monétaires et la stabilité financière. » Rien que ça! Pas étonnant alors si la Réserve fédérale est très vite intervenue. Au départ, la valeur du diem devait s’aligner sur un panier de monnaies (dollar, euro, yen, livre sterling, dollar de Singapour), autrement dit, vivre sa propre vie. Pas question de défier le dollar, a rétorqué Washington. Facebook a dû revoir sa copie. Finalement, le diem sera aligné sur le dollar et gagé, au centime près, sur des monnaies souveraine­s. Ce sera un « stable coin », comme ces cryptos – la plus célèbre est le tether – dont le cours ne varie pas, contrairem­ent à celui du bitcoin. Sous la pression, Facebook est donc rentré dans le rang. Pour combien de temps ? Et si Amazon, demain, entre dans la partie ? Dans tous les cas, même encadrée, la monnaie Facebook ne fera que renforcer le poids des Gafam.

Concurrenc­e. Face à ces défis, il est difficile pour les banques centrales de rester immobiles. Toutes travaillen­t sur des monnaies numériques. « La concurrenc­e force tout le monde à être plus efficace », dit JeanPierre Landau. Aujourd’hui, c’est la Banque de Chine qui pousse l’expérience le plus loin en préparant une monnaie 100 % digitale pour les JO d’hiver de 2022. Pour cela, elle a mis le grappin sur l’empire Jack Ma (Alibaba, Alipay…) et son milliard d’internaute­s avides de marchandis­es, crédits, assurances… Avec la finance numérique, l’État policier va renforcer sa surveillan­ce des citoyens. À l’Ouest, l’enjeu, s’il n’est pas policier, n’en est pas moins important. La Banque de France songe à une monnaie de gros pour faciliter les échanges entre banques ; la BCE, à une monnaie de détail qui permettrai­t à un voyageur de recharger son smartphone dans tous les pays de l’Union et de payer par simple contact ou d’un clic. Ces monnaies numériques de banques centrales n’ont rien à voir, bien sûr, avec les cryptomonn­aies : les quantités émises restent à la discrétion des gouverneur­s et le mode de gestion ne fait aucune place au consensus et à la décentrali­sation. « C’est du Canada Dry », s’amuse Jacques Favier. Il n’empêche, si l’euro numérique se révèle d’un usage plus facile que les cryptomonn­aies, il pourrait les éclipser définitive­ment au quotidien. Ne leur resterait que leur côté hautement spéculatif qui en ferait une classe d’actifs recommandé­s seulement pour les gros portefeuil­les. Des produits de niche au lieu de la monnaie promise pour tous

« Une entreprise qui a 2 milliards de clients et possède une monnaie, cela s’appelle un État. » Benoît Huguet (Journal du Coin, BitConseil)

 ??  ?? #bitcoin. Il aura suffi d’un petit hashtag suivi d’un emoji sur le compte Twitter aux 44 millions d’abonnés d’Elon Musk – cofondateu­r et directeur de Tesla Motors et de SpaceX – pour que le cours de la cryptomonn­aie s’envole de 14 % en quelques heures.
#bitcoin. Il aura suffi d’un petit hashtag suivi d’un emoji sur le compte Twitter aux 44 millions d’abonnés d’Elon Musk – cofondateu­r et directeur de Tesla Motors et de SpaceX – pour que le cours de la cryptomonn­aie s’envole de 14 % en quelques heures.
 ??  ?? Les chiffres accompagna­nt les portraits sont les estimation­s de la valeur de leur portefeuil­le en bitcoins et cryptomonn­aies selon Forbes (janvier 2021).
Les chiffres accompagna­nt les portraits sont les estimation­s de la valeur de leur portefeuil­le en bitcoins et cryptomonn­aies selon Forbes (janvier 2021).
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France