Histoire : Éric-Emmanuel Schmitt, l’homme qui veut défier Yuval Noah Harari
L’écrivain, l’un des auteurs français les plus joués dans le monde, se lance dans une histoire de l’humanité romancée en huit volumes. Rencontre.
«Un défi prodigieux, annonce, d’emblée, son éditeur. Comme si l’auteur de Sapiens croisait Alexandre Dumas… » Éric-Emmanuel Schmitt ne fait jamais rien à moitié. Impossible de lire Balzac sans engloutir à nouveau La Comédie humaine, de regarder un film de Kurosawa sans revoir toute son oeuvre. À 60 ans, l’homme aux 28 livres et aux 30 pièces de théâtre, membre de l’Académie
Goncourt, traduit dans 45 langues et joué dans plus de 50 pays, est de retour avec un projet titanesque à la hauteur de ses folles ambitions : La Traversée des temps, une histoire de l’humanité romancée en huit volumes. Dans le premier tome, Paradis perdus, qui paraît ces jours-ci, on fait la connaissance de Noam – sorte de fusion entre Noé et Schmitt –, né il y a huit mille ans au coeur d’une nature paradisiaque et qui, un beau jour, se découvre immortel. Cadeau? Poison ? L’homme préhistorique, après une dispute avec le père au sujet de la femme aimée, devient une âme errante avide de savoirs. Histoire des sciences, des religions, des philosophies, mythes, légendes… Rien ne sera négligé pour percer le mystère de l’humanité. On s’inquiète évidemment pour la santé mentale de l’auteur, qui a, en prime, tenu à ce que trois niveaux de lecture se superposent dans chaque tome. « Moi aussi ! Heureusement, je suis sauvé par ma bonne condition. » Il est ce qu’on appelle « une
force de la nature ». De ce corps de colosse se dégage une sérénité de bonze et un hédonisme à toute épreuve. «C’est vrai que j’aime la vie, et qu’elle me le rend bien.» Dans sa ferme-château du XVIIe siècle, dans le Hainaut, où il se cloître pour écrire, Schmitt se prend pour Montaigne, poussant le vice jusqu’à installer son bureau en haut du donjon. « J’ai besoin de silence, de lumière, de vide. Il faut que tout autour de moi soit une page blanche – et souvent le ciel est blanc en Belgique. Cela tombe bien. »
Insatiable. Dans la salle de cinéma qu’il a fait installer au grenier, Éric-Emmanuel Schmitt projette, accompagné de ses amis, les intégrales de Bergman, Tim Burton, des frères Coen. Puis, l’ogre et ses convives partagent un repas rabelaisien. Il s’adonne aussi au piano, mais plutôt le matin, pour connaître son humeur du jour. Le reste de la journée est consacré à sa Traversée des temps : « Je suis imperturbable. Si je n’ai pas mes deux shiba inu à sortir, il m’arrive de rester concentré plus de seize heures d’affilée. » Tout, chez lui, est histoire de records. On peut s’amuser à compter les prix et récompenses répertoriés sur sa page Wikipédia, il ne s’en offusque pas. « J’ai aussi reçu le prix du Patrimoine wallon pour la restauration de mon château, vous savez ? » Un sens de la gagne hérité de ses parents, sportifs de haut niveau ? « Ils se sont rencontrés sur un stade. En effet, ce n’est peut-être pas un hasard. Ma mère était championne de France de vitesse puis professeure d’EPS, elle a fait beaucoup de danse baroque, et mon père, champion universitaire de boxe. Je n’ai pas gardé l’amour de l’exercice physique, mais ils m’ont appris la discipline, le dépassement de soi. Je suis finalement assez rigoureux sous ma décontraction apparente. » Un « carcassier », comme on dit au théâtre pour désigner un bon scénariste. Dans sa tête, les 5 000 pages de l’oeuvre en construction sont déjà échafaudées. « Je n’écris pas pour dire ce que je pense, mais pour savoir ce que je pense. Cette fresque est une quête à la fois universelle et très intime. » Influencé par Dumas, Yourcenar et Waltari, Schmitt réussit, malgré quelques longueurs et facilités, à nous embarquer dans sa douce folie. Mais nous n’en sommes qu’au néolithique. Il faudra l’endurance de l’Homo schmittens pour tenir jusqu’aux révolutions annoncées dans ses plans. Yuval Noah Harari a vendu plus de 12 millions de son Sapiens (1) à travers le monde. Record à battre
■ La Traversée des temps, I. Paradis perdus, d’Éric-Emmanuel Schmitt (Albin Michel, 576 p., 22,90 €). 1. Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, de Yuval Noah Harari (Albin Michel, 2015).
« Je suis imperturbable. Si je n’ai pas mes deux shiba inu à sortir, il m’arrive de rester concentré plus de seize heures d’affilée. » ÉricEmmanuel Schmitt
Extrait « Les hommes rapportent tout à eux.
Les événements n’arrivent pas, ils leur arrivent. Mieux : ils ne leur arrivent pas, ils leur sont destinés. Une calamité, aussi durement qu’ils la subissent, s’avère un message à leur intention. » (Éric-Emmanuel Schmitt, « Paradis perdus »)