Roman (F. Sureau) : sous l’oeil d’Apollinaire
Rien n’est plus improbable, a priori, que la fraternité revendiquée d’un haut dignitaire de l’establishment et d’une éminence de la pure bohème. Rien, sinon deux ou trois choses essentielles qui, en la circonstance, circulent entre le coeur de François Sureau – énarque, académicien, Macron compatible, avocat (entre autres…) – et celui de Wilhelm de Kostrowitzky, alias Guillaume Apollinaire (poète, pornographe, pape de la modernité, génie)… Ce qui les unit secrètement ? L’amour de la vie, le goût de l’honneur et du loufoque, la religion de la liberté, une certaine idée de la bonté, de la beauté et du temps qui glisse sur les amours enfuies… D’où cette Vie avec Apollinaire, véritable bréviaire d’affinités électives et littéraires entre deux (apparents) antipodes. Sureau, lui-même poète à ses heures (1), s’y efface évidemment derrière son maître. Et son
« tombeau » s’impose avec intelligence, érudition, délicatesse…
Car l’Immortel, ici, adore suivre son poète à la trace : du lit de Lou (la libertine qui a du sang de Saint Louis dans les veines) à celui de Madeleine ou de Marie
Laurencin ; des chefs-d’oeuvre aux vers de mirliton ; des tranchées de l’Est aux bordels de Nice ; d’une conversation avec Braque ou Picasso à une bataille parmi les artilleurs, qui, ne pouvant prononcer le patronyme compliqué de leur lieutenant-poète (Kostrowitzky), l’appellent Kostro-l’Exquis ou CointreauWhisky. On entre dans cet hommage avec le sentiment d’être l’intrus qui interrompt la conversation de deux intimes qui veulent « rester au bord de tout »…
Car tous les profils d’Apollinaire sont aimables. Celui du « toutou » qui aurait pu voler La Joconde et celui qui rêve d’écrire dans la Revue des deux mondes. L’ami des cubistes et le classique qui versifie mieux que Musset. Le héros (pourquoi n’a-t-on pas songé à lui pour le Panthéon ? Était-il moins convenable que Maurice Genevoix ?) et le malheureux qui meurt de la grippe espagnole dans son pigeonnier tandis que la foule hurle « À mort Guillaume ! » (il s’agissait de l’empereur d’Allemagne). Après tout, Sureau a raison : existe-t-il meilleur compagnon pour qui veut prendre congé du monde ancien et guetter l’aube du nouveau ?
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(1) La Chanson de Passavant, collection Poésie/Gallimard, Gallimard.
Ma vie avec Apollinaire, par François Sureau (Gallimard, 160 p., 16 €).
ON ENTRE DANS CET HOMMAGE AVEC LE SENTIMENT D’ÊTRE L’INTRUS QUI INTERROMPT LA CONVERSATION
DE DEUX INTIMES
QUI VEULENT RESTER
« AU BORD DE TOUT ».