Le Point

Archives : la grande colère des historiens

Quand Emmanuel Macron incite à étudier notre histoire récente, son administra­tion restreint comme jamais l’accès aux archives. Les historiens en appellent au Conseil d’État et au Parlement.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Àécouter le président Macron, tout étudiant épris d’Histoire devrait se précipiter sur la guerre d’Algérie. « Il importe qu’elle soit connue et regardée avec lucidité », avait-il rappelé dans la lettre de mission remise à Benjamin Stora. Fort bien. Mais la guerre d’Algérie, c’est par exemple la question de la police française sur le territoire. Et c’est là que les problèmes commencero­nt pour notre étudiant désireux d’accéder aux documents qui permettent de « connaître et regarder avec lucidité ». Car, depuis le 15 novembre 2020, une IGI (instructio­n générale interminis­térielle), dont la France est si fière d’être le premier pays producteur au monde, fixe de manière arbitraire le périmètre du secret-défense en imposant la date de mars 1934 : tout document postérieur à cette date portant un tampon « secret » doit faire l’objet d’une demande de déclassifi­cation auprès des services émetteurs.

Pourquoi mars 1934 ? Cette IGI s’appuie sur un article du Code pénal de 1994 protégeant pendant soixante ans (1994 moins 60) tout document susceptibl­e de renfermer un secret d’État et prévoyant une sanction. Comme le souligne l’historien Olivier Forcade, cette IGI n’est pas conforme à la loi sur les archives de 2008 qui prévoit que ces archives susceptibl­es de porter atteinte au secret de la défense nationale soient « communicab­les de plein droit » à l’expiration d’un délai de cinquante ans, sans qu’aucune autre condition ne soit exigible.

D’où le recours qu’un vaste collectif d’historiens français et étrangers, dont Robert Paxton et Julian Jackson, vient de déposer devant le Conseil d’État. Ce n’est pas juste la guerre d’Algérie qui passe à la trappe, mais la guerre d’Indochine, la IVe République, la Seconde Guerre mondiale et ses prémices. Autre touche de l’Absurdie : chaque pièce d’archive devra être déclassifi­ée ; or une pièce peut comporter plusieurs tampons de divers ministères auxquels l’archiviste aura à s’adresser avant de la transmettr­e, peut-être, au requérant. Autant dire plusieurs mois !

Cette IGI 1300 a été concoctée en 1952 : elle portait sur le secret de la défense nationale, avec un point d’applicatio­n sur les archives. Elle a été remaniée de manière libérale en 2011 pour suivre une loi de 2008 sur les archives qui facilitait l’accès aux documents antérieurs à 1971. En décembre 2015, le président François Hollande ouvrait un peu plus le portillon en incitant la DGSE à déverrouil­ler ses fonds pour que la Seconde Guerre mondiale soit accessible.

Recours. Mais on retrouve le péché mortel de la France : le gouffre entre la parole présidenti­elle et l’administra­tion, qui par-derrière interprète. En 2018, l’IGI 1300 a cessé d’être appliquée de manière libérale. Qui est derrière ce tour de vis ? Le SGDSN, le secrétaria­t général de la défense et de la sécurité nationale, dépendant du Premier ministre, qui travaille avec le secrétaria­t général du gouverneme­nt, dirigé jusqu’en juillet 2020 par Marc Guillaume. La gronde a monté parmi les historiens qui ont déposé un premier recours devant le Conseil d’État en septembre 2020. Les insolents !

Une refonte de l’IGI du 15 novembre les a enfoncés en créant, pour la première fois en France, des archives non communicab­les. Rappelons que c’est au Parlement de fixer les délais – les historiens s’apprêtent à saisir les parlementa­ires. Tous les sujets sur l’action publique, la société, la politique extérieure, sont concernés. « On en revient à une conception jugulaire de l’État, analyse Olivier Forcade, on ne pourra plus former les étudiants, notamment à la recherche sur archives. »

C’est tout le débat sur l’histoire de la nation qui est en cause. Les historiens sont très en colère. Témoin Bénédicte Vergez-Chaignon, biographe de Pétain et de Jean Moulin: « Nous naviguons au milieu de questions juridiques menaçantes. » Revenons à Emmanuel Macron et à ses promesses sur l’Algérie. Serait-il mal informé ? Lui obéirait-on mal ? Ou chacun tient-il son rôle, au mépris de la vérité ?

« On en revient à une conception jugulaire de l’État. » Olivier Forcade, historien

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