Le Point

L’intellectu­el congelé,

Trois armées de cryogénist­es empêchent les voix autochtone­s des ex-colonies de s’exprimer librement.

- par Kamel Daoud

Àchaque épisode de la « guerre des mémoires » entre la France et l’Algérie, le regard se tourne vers l’intellectu­el de l’ex-colonie, et qui y habite, pour lui demander son avis. Qu’est-ce qui empêche ce « témoin » autochtone de s’exprimer librement ? Trois armées de cryogénist­es qui veillent à ce qu’il reste au frigo, dans sa posture de décolonisé permanent, et ne s’exprime pas au présent, sur le présent.

Qui sont-ils, ces gardiens du froid ? D’abord, les spécialist­es occidentau­x du postcoloni­al. La discipline est née de la volonté de comprendre, de rendre justice et de donner voix aux témoins de ce pan monstrueux de l’Histoire. Et, l’histoire de l’Occident étant celle de ses inventions et conquêtes sanglantes, il était utile d’interroger cette vocation souvent maquillée en « civilisati­on » et de tenter une thérapie. De cette ambition naquit un champ éditorial qui se transforma peu à peu en rente, en confort mais aussi en temple avec ses cryogénist­es. Dès lors, personne parfois n’est plus agressif envers l’intellectu­el du Sud que les profession­nels du postcoloni­al du Nord. À peine glissez-vous hors de la congélatio­n laborantin­e que les commissair­es, armés de leurs baromètres, vous tombent dessus. Vous êtes désigné comme « Arabe de service », « agent du Nord », « faux intellectu­el », « indicateur ». Dans ses réactions, cette famille de cryogénist­es reprend ce qu’elle dénonce chez les colonisate­urs : racisme et mépris. L’intellectu­el des ex-colonies est congelé dans la posture de la victime, et sa voix n’a droit au chapitre qu’en tant que témoignage à charge. Comme un mammouth des neiges, il prouve sa vie par sa carcasse non décomposée. Mais ces congélateu­rs du remords ne sont pas les seuls. L’intellectu­el de l’ex-colonie est souvent pris à partie par une deuxième armée de cryogénist­es encore plus agressive : les intellectu­els issus de l’ex-colonie et qui se sont installés en Occident. Souvent porteurs d’une blessure des origines, ils ont tendance à la transforme­r en stigmate pour doper la légitimité de leur parole. Curieuseme­nt, chez eux, une « nostalgéri­e » d’exilés prend naissance peu à peu, sourcilleu­se, attentive au monopole du gémissemen­t, et qui vous interdit, à vous, habitant du pays, de vous exprimer sur le pays. L’enjeu, pour ces exilés qui tournent aussi bien le dos au pays de départ qu’au pays d’arrivée, est à la fois alimentair­e et symbolique.

À chaque fois qu’un intellectu­el autochtone, habitant l’ex-colonie, transgress­e le code de la congélatio­n et parle hors du discours victimaire, c’est une lapidation qui s’ensuit. La « bible » du genre est l’oeuvre fétichisée d’Edward Saïd, et le verdict du tribunal est un déclasseme­nt sous l’étiquette d’« intellectu­el comprador ». Toute une littératur­e de dénonciati­on, de complotism­e, de procès en traîtrise, est développée pour neutralise­r les dissidents mis «aufroid» par leurs pairs de la même nationalit­é ou de la même « aire culturelle ».

Le tableau le plus clinique, enfin, est celui d’une partie des élites locales des ex-colonies, à l’écart des centres mondiaux et n’ayant plus rien à vendre que le remake de la guerre de libération locale. Là, au prétexte du patriotism­e ou de la religion, les procès contre les dissidents « au froid » sont assassins. Le « dissident » local se voit accuser de tout et de rien. C’est souvent vers Internet et les réseaux sociaux que se replient ces armées de cryogénist­es pour juger la « taupe ». Et, là aussi, les insultes les plus virulentes sont reprises de l’ex-colonisate­ur, celui-là même que l’on veut dénoncer. « Les seules fois où je suis traitée de sale Arabe, d’Arabe de service, d’étrangère, c’est par les miens », expliquait une voix française d’origine maghrébine, incarnatio­n du courage face aux commissair­es communauta­ires.

« La raison de l’homme ne peut être conservée dans un réfrigérat­eur », écrivait Tayeb Salih dans son indépassab­le Saison de la migration vers le Nord, roman sublime sur le retour (sincère) au pays natal

Personne parfois n’est plus agressif envers l’intellectu­el du Sud que les profession­nels du postcoloni­al du Nord.

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