Le Point

Larosière : « Même financée à 0 %, la dette existe toujours »

En bridant l’investisse­ment, les taux bas plombent la croissance, avertit l’ancien banquier. L’État doit réduire ses dépenses.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC VIGNAUD

Jacques de Larosière en a vu passer, des crises, au cours de sa carrière : d’abord à la tête du FMI, de la fin des années 1970 à 1987, puis comme gouverneur de la Banque de France, avant la création de l’euro. Il a ensuite présidé la Banque européenne pour la reconstruc­tion et le développem­ent, entre 1993 et 1998. À 91 ans, cet ancien banquier, retraité, qui se rend toujours à son bureau dans les quartiers de la direction générale de BNP Paribas, continue d’alimenter le débat public. Il livre ses pistes pour reprendre le contrôle de la dette publique.

Le Point: La crise du Covid est gérée à coups de dette publique supplément­aire, pour éviter un effondreme­nt économique lié aux restrictio­ns sanitaires. C’était indispensa­ble, selon vous? Jacques de Larosière :

Oui, car la crise s’est traduite par un confinemen­t et un arrêt de l’activité, partiel mais très étendu, avec des fermetures d’entreprise­s sur décision du gouverneme­nt. Celui-ci a donc dû pallier la diminution des revenus qu’il a provoquée. Sans cette interventi­on, on aurait risqué de très graves troubles sociaux et économique­s.

La France va passer de près de 100% de dette par rapport au PIB en 2019 à plus de 120%. Est-ce inquiétant?

Jacques de Larosière Président du comité stratégiqu­e de l’Agence France Trésor

Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de conserver nos mauvaises habitudes et laisser notre dette encore augmenter année après année après la crise ! On croit trop facilement qu’avec la politique monétaire actuelle, qui écrase les taux d’intérêt à zéro, empiler de la dette n’est pas grave car cela ne coûte rien. La réalité est beaucoup plus compliquée. Car, même financée à 0 %, la dette existe toujours. Elle ne va pas disparaîtr­e ! Ceux qui analysent la soutenabil­ité des dettes publiques sur les marchés regardent les chiffres de dette par rapport au PIB et ne distinguen­t pas une partie de la dette sous prétexte qu’elle viendrait du Covid ! Or la moitié de notre dette est détenue par des non-résidents. On peut arguer que cette dette n’est pas gênante pour le financemen­t des dépenses publiques, puisqu’elle ne coûte rien. Mais cela suppose que les taux restent à zéro pendant très longtemps. C’est là tout le problème. Une économie avec une perspectiv­e de taux zéro pendant cinq à dix ans est une économie dont la croissance serait quasiment nulle pendant longtemps. En écrasant les taux, la politique monétaire participe à déprimer l’économie !

C’est un paradoxe: vous dites que les taux zéro provoquent une chute de l’investisse­ment alors qu’ils devraient les encourager puisque emprunter coûte moins cher!

Ce n’est pas ce que montrent les faits ! L’investisse­ment productif hors investisse­ment résidentie­l chute depuis dix ans, alors que les taux sont devenus très faibles, et on ne peut pas démontrer que la situation serait pire en l’absence des taux bas. Bien sûr, cette chute de l’investisse­ment n’est pas uniquement causée par les taux faibles ou négatifs, mais en partie. À court terme, ils aident à surmonter la crise du Covid, mais ils risquent de maintenir une croissance économique très faible. Un épargnant ne va pas financer un investisse­ment risqué si cela ne lui rapporte rien ! C’est exactement ce qu’on observe : les épargnants gardent leur argent sur des comptes courants, même si cela suppose une rémunérati­on nulle. C’est ce que Keynes appelait la trappe à liquidité. Nous sommes en plein dedans ! L’épargne a besoin d’être rémunérée. Regardons du côté des entreprise­s. Imaginez un directeur des opérations d’une grande entreprise du CAC 40 qui vient voir son président un vendredi soir. Il lui propose deux options : lancer un projet risqué de technologi­e innovante de décarbonat­ion pour lequel il faudra rémunérer les investisse­urs à 4 ou 5 %. Ou racheter les actions de l’entreprise en s’endettant à 0 %, ce qui ferait la joie des actionnair­es sans les ennuis du projet risqué. Le contexte actuel pousse le président à choisir la seconde option. C’est exactement ce qu’il se passe aujourd’hui : les achats d’actifs

prennent le pas sur l’investisse­ment. C’est la conséquenc­e d’une financiari­sation extrême de l’économie due aux politiques monétaires extraordin­airement accommodan­tes depuis une quinzaine d’années. Il faudrait au contraire que les épargnants soient rémunérés convenable­ment, en fonction du marché, même si, pour des raisons de fond, les taux ne seront de toute façon pas très élevés. Si vous installez dans l’esprit des acteurs économique­s que les taux vont rester à zéro pendant vingt ans, ce qui signifie en réalité que la croissance sera faible ou nulle pendant vingt ans, ils ne vont pas investir, car on n’a jamais vu une croissance prolongée avec des taux à zéro. Il faudrait commencer à envisager que la banque centrale ne fixe pas tous les taux d’intérêt à toutes les échéances, notamment à long terme.

Si on vous suit bien, vous dites qu’il faut maîtriser la dette afin que les banques centrales puissent sortir de leur politique des taux zéro néfaste pour la croissance?

On peut le dire comme ça, oui.

Une fois sorti de la crise sanitaire, comment fait-on pour reprendre le contrôle de la dette?

La réponse est simple. Notre taux de dépense publique atteint 54 % du PIB. Autrement dit, 54 % des richesses annuelles que nous produisons servent à financer l’administra­tion. Cela représente 8 à 9 points d’écart avec la moyenne européenne. C’est un poids pour les acteurs économique­s, car il faut bien financer des dépenses publiques par des prélèvemen­ts obligatoir­es plus élevés, de l’ordre de 8 points de PIB par rapport à la concurrenc­e. Ce surcroît d’impôts et de charges sociales explique la désindustr­ialisation du pays depuis une quarantain­e d’années. Nous sommes en outre dans une union monétaire, la zone euro. On ne peut pas dévaluer notre monnaie pour regagner en compétitiv­ité vis-à-vis des voisins. Je ne fais pas une fixation maniaque sur la dépense publique, mais on ne peut pas vivre dans un monde de concurrenc­e avec une telle disparité dans les prélèvemen­ts obligatoir­es entre pays. Il n’y a pas d’autre moyen que de baisser les prélèvemen­ts si l’on veut restaurer des taux de marge bénéficiai­res suffisants pour que les entreprise­s puissent investir. La France souffre d’un sous-investisse­ment chronique, au moins dans l’industrie. C’est le résultat de « quarante ans d’égarements économique­s »*.

Avec 54% du PIB des dépenses publiques, il semble pourtant y avoir des besoins d’argent partout: à l’hôpital, dans l’éducation, la justice…

Ce qui est discutable, c’est d’entretenir une administra­tion dont le surpoids entraîne l’inefficaci­té ! Il y a des pays qui offrent des services publics de meilleure qualité avec moins de dépenses rapportées au PIB. Il faut parvenir à réduire la dépense publique la moins efficace. Il faut tailler dans la dépense la moins utile.

Est-ce que pour autant je prône l’austérité ? Certaineme­nt pas. La place libérée en réduisant dans les dépenses courantes les moins efficaces permettra de financer davantage d’investisse­ments indispensa­bles, comme pour la transition écologique. Aujourd’hui, la France finance la dépense courante et la redistribu­tion par l’emprunt.

À quoi faut-il s’attaquer?

En gros, sur les 9 points de PIB de dépenses en trop, il y a deux moitiés. La première, ce sont les retraites ; la seconde, c’est l’administra­tion. Il faut traiter en priorité ces deux sujets. La retraite est un problème essentiell­ement démographi­que: nous n’avons pas assez de jeunes cotisants face aux retraités baby-boomers de plus en plus nombreux. Si on veut éviter d’augmenter encore les cotisation­s, il ne reste que l’allongemen­t de la durée de la vie active. Il faut passer l’âge de départ de 62 à 65 ans, comme l’ont fait tous nos concurrent­s européens et sans drame. À moins d’accepter la baisse des pensions.

Qu’en est-il de l’autre moitié?

En comparaiso­n avec l’Allemagne, l’administra­tion française est très lourde, même en réintégran­t des personnels qui ne sont pas classés dans la fonction publique de l’autre côté du Rhin, bien qu’ils remplissen­t ce rôle, comme dans les hôpitaux. Revenir au même nombre de fonctionna­ires par habitant qu’en Allemagne reviendrai­t à supprimer 700 000 postes. Mais retenons seulement l’excès par rapport à la moyenne de l’OCDE, un peu inférieur à 200 000 fonctionna­ires. Comment réduit-on les effectifs? Je ne crois pas, par exemple, au non-remplaceme­nt d’un fonctionna­ire sur deux partant à la retraite dans tous les services ou à l’idée de couper de x % tous les budgets. Il faut revoir la conception même du monument administra­tif. C’est ce qu’a fait la Suède avec succès. Il faut remettre à plat la situation, ministère par ministère. Là-bas, on s’est demandé de combien de personnes on aurait vraiment besoin si on créait l’administra­tion à partir de rien. Il faut faire ce travail progressiv­ement, de façon socialemen­t acceptable, en quatre ou cinq ans. Par exemple, entravés par la multiplica­tion des strates hiérarchiq­ues, les hôpitaux n’ont pas assez d’infirmière­s alors qu’il y a trop d’emplois administra­tifs. Il faudrait opérer ce tri avec l’appui systématiq­ue de la Cour des comptes, dont les rapports finissent trop souvent sur des étagères. Pour donner une idée de l’ampleur de la tâche, couper 200 000 postes nécessiter­ait de ne pas remplacer un départ sur deux à la retraite. Ce n’est pas ce qu’il faut faire, mais l’ordre de grandeur montre que cela est faisable socialemen­t d’autant que la France compte 5,6 millions d’agents publics

Quarante ans d’égarements économique­s. Quelques idées pour en sortir, de Jacques de Larosière (Odile Jacob, 208 p., 21,90 €). *

« En Suède, on s’est demandé de combien de personnes on aurait vraiment besoin si on créait l’administra­tion à partir de rien. »

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