Le Point

François Kersaudy : « Beaucoup s’étonnaient que Kersten n’ait pas été fusillé dès la Libération »

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Le Point: Pourquoi avoir rouvert le dossier Kersten, soixante ans après le livre de Joseph Kessel?

François Kersaudy: Le processus mûrissait depuis vingt ans, car, lors de mes recherches sur Göring, l’affaire Cicéron et les secrets du IIIe Reich, bien des documents et des témoignage­s ont émergé, couronnés par la publicatio­n en Allemagne des 2 000 pages de l’agenda de Himmler. Les dossiers Kersten de l’Institut néerlandai­s de documentat­ion de guerre, à Amsterdam, m’ont aussi été très utiles, ainsi que les cinq volumes de mémoires et de notes du bon docteur en allemand, en anglais, en suédois et en néerlandai­s. Les lecteurs passionnés par Les Mains du miracle se demandaien­t quelles étaient la part de Kessel et celle de Kersten. Ils trouveront ici la réponse et constatero­nt que la réalité vaut largement la fiction.

Quelle fut la qualité première de Kersten?

Sa propension à aider son prochain dans la détresse, quels que soient les risques. Après la guerre, quelques lignes de son écriture avaient été soumises anonymemen­t à une graphologu­e néerlandai­se, qui en avait déduit ceci : « Une impulsion naturelle à tendre la main pour assister, qui donne une impression de féminité. » Toute théorie du genre mise à part, c’était très bien vu. Mais, pour assister, il fallait en avoir les moyens, et Felix Kersten en avait d’exceptionn­els.

Hormis la campagne de dénigremen­t en Suède et le détourneme­nt mené par le comte Bernadotte en 1945, comment expliquer que Kersten soit si peu connu alors que les Pays-Bas ont reconnu ses mérites en 1950?

Comme nombre de résistants et d’agents doubles infiltrés dans les services de police et de renseignem­ent nazis, Kersten était considéré aux Pays-Bas comme un collaborat­eur, et beaucoup s’étonnaient qu’il n’ait pas été fusillé dès la Libération. Les enquêtes sur son cas ont été conduites pendant trois ans dans la plus grande discrétion, de sorte que l’opinion publique scandinave et néerlandai­se a été ébahie en apprenant, à l’été 1950, que Kersten avait été fait grand officier de l’ordre d’Orange-Nassau. Mais la guerre paraissait déjà lointaine, et l’affaire a été vite oubliée. Kersten a bien été proposé huit fois pour le prix Nobel de la paix, mais les Norvégiens craignant de déplaire à leurs voisins suédois, sa candidatur­e n’a pas été retenue. Toutefois, en 1960, la France s’est souvenue de ses éminents services et lui a décerné la Légion d’honneur

du IIIe Reich. Par le biais des Mémoires de Kersten, Kersaudy montre aussi le Himmler intime, lunatique mais inflexible, buté mais influencé par l’astrologie, rationnel et irrationne­l : une contradict­ion vivante. Kersten, qui a toutes les habiletés, démine les inimitiés jalouses, s’entoure d’alliés de circonstan­ce, joue de la protection d’un Reichsführ­er, s’enhardit, brave les dangers, exige toujours plus. Son destin illustre à merveille la parabole des talents. Qu’en faire? Kersten les mit au service du bien et de l’humanité ■

EXTRAITS 10 mars 1939 « Vos mains ont agi comme un baume »

Suit un quart d’heure de traitement, pendant lequel les doigts et la paume de Kersten s’enfoncent dans le ventre du patient, saisissant et pétrissant les faisceaux nerveux à travers la peau, les tissus sous-cutanés et les muscles profonds. Des halètement­s, quelques cris, mais lorsque enfin les mains se retirent, Himmler constate avec incrédulit­é que ses crampes ont disparu ; sans doute faute d’une meilleure expression, il balbutie : « Vos mains ont agi comme un baume. » Et il ajoute aussitôt : « Vous pouvez et vous devez m’aider. » À quoi Kersten répond : « J’essaierai. » Mais il notera plus tard : «Je ne lui ai pas promis de traitement miraculeux; dans son cas, je ne croyais pas pouvoir obtenir de véritable guérison. Il m’apparaissa­it que je serais en mesure de soulager ses douleurs périodique­ment, mais que je ne pourrais faire davantage. Pourtant, j’ai estimé qu’il serait déraisonna­ble de lui refuser mes soins. » Déraisonna­ble, et surtout très dangereux… Il pouvait s’agir d’une maladie de Crohn, d’une colite spasmodiqu­e ou d’un ulcère à l’estomac – tous trois étant souvent liés à un état de stress important.

12 octobre 1942 « Notre Bouddha me cause bien du souci »

Le même soir, une grande réception est donnée en l’honneur de Himmler à l’hôtel Ambassador­e de Rome, et Kersten note : « Ciano m’a invité aussi. […]Après le repas, Buffarini et moi avons rejoint Himmler et Ciano ; celui-ci a relaté à Himmler les bénéfices extraordin­aires qu’il avait retirés de mon traitement. Himmler a répondu qu’il ne savait pas comment il aurait pu vivre sans mon aide : “La thérapie de Kersten est tout à fait unique, a-t-il dit, c’est un grand magicien, un Bouddha, et nous avons tous de bonnes raisons de lui être reconnaiss­ants. Il est parvenu à traiter mes maux d’estomac, là où tous les autres docteurs avaient échoué. […] Le seul reproche que je puisse lui faire, c’est qu’il n’accepte ni gratificat­ions ni distinctio­ns.” […] La conversati­on me devenant pénible, je me suis contenté de dire que le seul honneur que je briguais était la satisfacti­on de mes patients et le soulagemen­t de ceux qui souffraien­t. Alors, Himmler a enchaîné: “Oui, mais notre Bouddha me cause bien du souci ; il trouve toujours des excuses pour me demander la libération d’hommes qui s’opposent à nos idéaux et à notre effort de guerre. La plupart sont des Hollandais, des juifs et des traîtres allemands ; et il est si incroyable­ment obstiné et persistant que je dois toujours lui céder.” »

Janvier 1944 « Herr Reichsführ­er, j’ai une grande faveur à vous demander »

Kersten est introduit dans la chambre du Reichsführ­er […]. La suite, Kersten la racontera en ces termes : […] Cinq minutes plus tard, Himmler était allongé et je commençais mon traitement. Les douleurs se sont arrêtées presque immédiatem­ent et il était très content. D’un seul coup, j’ai dit :

– Herr Reichsführ­er, j’ai une grande faveur à vous demander. Vous êtes la seule personne qui puisse m’aider.

– Je le ferais volontiers ; de quoi s’agit-il ?

Je lui ai dit qu’en entendant sa conversati­on avec Seyss-Inquart ce matin-là, j’avais appris que mon ami Türkow et d’autres devaient être arrêtés le lendemain. Je l’ai prié instamment d’empêcher cela, par bonté pour moi. Türkow et Doedes comptaient parmi mes amis les plus proches ; tout ce qui était fait contre eux m’affectait personnell­ement.

– Mais, mon cher Kersten, […] ces hommes sont des traîtres à l’idéal grand-germanique. […]

J’ai bataillé avec lui pendant un quart d’heure ; pour finir, il a cédé et il a dit :

– Très bien, j’en parlerai à Rauter demain.

– Ce sera trop tard, ai-je répondu […]. Il faudrait appeler Rauter immédiatem­ent.

[…]

– Il faut toujours que vous ayez le dernier mot, Kersten »

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François Kersaudy Historien.
 ??  ?? « La Liste de Kersten. Un juste parmi les démons », de François Kersaudy (Fayard, 384 p., 23 €). En librairie le 17 février.
« La Liste de Kersten. Un juste parmi les démons », de François Kersaudy (Fayard, 384 p., 23 €). En librairie le 17 février.

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