Le Point

Des risques du populisme boursier

Quand des investisse­urs amateurs se mettent à spéculer en Bourse et font perdre des milliards aux « hedge funds », c’est « Main Street contre Wall Street ».

- par Nicolas Baverez

Après le Capitole, une minorité d’Américains s’est lancée à l’assaut de Wall Street à partir des plateforme­s de courtage numérique Reddit et Robinhood. L’activisme a basculé des fonds d’investisse­ment vers les investisse­urs individuel­s, qui ont retourné l’arme de la vente à découvert – qui consiste à emprunter des actions puis à les céder à terme pour obtenir l’effondreme­nt des cours, avant de les racheter à bas prix et d’enregistre­r la plus-value – contre les financiers spécialisé­s dans la spéculatio­n à la baisse contre les sociétés en difficulté.

Ainsi, le forum WallStreet­Bets, qui rassemblai­t 7 millions d’investisse­urs particulie­rs et en a gagné 6 millions depuis, s’est engagé à l’été 2020 dans la défense de GameStop, une chaîne de magasins de jeux vidéo dont le chiffre d’affaires a été divisé par deux et le cours de Bourse a chuté de 90 % en dix ans. La valeur de l’action, qui stagnait à 2,5 dollars, a explosé pour atteindre 470 dollars, gagnant 1 600 % au cours du mois de janvier 2021, avant de rechuter autour de 62 dollars. Les fonds qui détenaient de fortes positions vendeuses sur le titre se sont trouvés en situation de quasi-faillite, Melvin Capital perdant 3,7 des 10 milliards qu’il gère. La révolte des boursicote­urs s’est ensuite étendue aux actions d’AMC, de Blackberry ou de Nokia (+ 130 % en deux jours), puis au marché de l’argent, qui a brusquemen­t gagné 16 % avant de reculer de 8 %.

Au premier abord, la revanche des pigeons plumant les vautours semble réconcilie­r la finance avec l’économie et la morale. La réalité est plus complexe. La rébellion des investisse­urs individuel­s contre l’industrie financière a été rendue possible par la forte baisse des cours provoquée par l’épidémie de Covid, par la révolution numérique, qui a fait émerger des plateforme­s de courtage gratuites et les réseaux sociaux, par le déversemen­t de fonds publics sur des Américains confinés et sevrés de consommati­on. Elle est mue à la fois par la volonté de s’enrichir rapidement et à tout prix et par la haine des élites et de Wall Street, nourrie par les krachs de 2001 et 2008. Mais, à la fin du jeu, les pertes liées à l’effondreme­nt des cours après leur envol s’avèrent très lourdes pour l’immense majorité des petits porteurs.

Ce populisme boursier n’est par ailleurs pas sans lien avec l’idéologie et les modes de mobilisati­on de l’extrême droite américaine. Il constitue un risque systémique pour les marchés, tout comme l’assaut du Capitole a souligné la fragilité de la démocratie aux États-Unis. La contagion potentiell­e des défauts n’a pas été enrayée par les autorités de régulation mais par les fonds eux-mêmes, et notamment le plus puissant d’entre eux, Citadel. Ses dirigeants ont contribué à recapitali­ser Melvin à hauteur de 2,75 milliards de dollars et mis en place un coupe-circuit en obligeant Robinhood, en échange de son renfloueme­nt et sous la menace d’être écarté du marché, à cesser d’opérer les titres en surchauffe. La bataille engagée autour de GameStop jette une lumière crue sur la gigantesqu­e bulle que les politiques monétaires expansionn­istes et les taux d’intérêt négatifs ont constituée sur les marchés. Leur fonction, qui est de mobiliser des fonds au service des entreprise­s, d’apprécier leur valeur et d’anticiper l’évolution de l’activité, a été dénaturée pour être transformé­e en vaste casino.

La déconnexio­n avec l’économie est illustrée par la hausse de 17,8 % du S&P et de 43,6 % du Nasdaq en 2020, année où l’économie mondiale a connu une récession de 4,2%, où le commerce et les investisse­ments internatio­naux ont chuté de 10 %, où 255 millions d’emplois ont été détruits. La fièvre spéculativ­e s’exprime également par le nombre record de 480 introducti­ons en Bourse à Wall Street. La numérisati­on de l’économie n’est qu’une excuse, comme le furent les nouvelles technologi­es en 2001 ou la présumée stabilité de l’immobilier en 2008.

Le déchaîneme­nt de la spéculatio­n autour de GameStop est riche d’enseigneme­nts. 1/ Les marchés financiers ne sont plus gouvernés en Occident par l’analyse de l’activité économique ou de la valeur des sociétés mais par l’expansion monétaire illimitée des banques centrales. 2/ L’afflux des particulie­rs constitue le signal avancé d’un futur krach, comme en 1929, quand Joseph Kennedy fit fortune en vendant tout son portefeuil­le après avoir été interrogé par un cireur de chaussures sur les actions dans lesquelles investir. 3/ La priorité devrait aller désormais non plus au déversemen­t de liquidités supplément­aires mais à l’assainisse­ment de l’économie de bulles qui construit la prochaine crise. 4/ Le paradoxe veut que ce soit aujourd’hui la Chine qui tire les conséquenc­es de l’avertissem­ent prophétiqu­e lancé par Maurice Allais, selon lequel « le mécanisme de la création de monnaie par le crédit est le cancer qui ronge irrémédiab­lement les économies de marché de propriété privée »

La revanche des pigeons plumant les vautours semble réconcilie­r la finance avec l’économie et la morale.

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Il y a un problème. Les gnous ont fait une pétition pour qu’on arrête de les manger.

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