Le Point

L’éditorial d’Étienne Gernelle

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Les Russes adorent raconter des blagues. Dans une biographie de Leonid Brejnev signée Andreï Kozovoï qui vient

de sortir (1), on en trouve une jolie, et d’époque : « Brejnev et Carter courent le cent mètres. Carter arrive le premier ; Brejnev le rejoint bien après, à bout de souffle. Le lendemain, les journaux soviétique­s annoncent triomphale­ment : “Leonid Ilitch Brejnev a remporté la deuxième place d’honneur à l’épreuve reine du cent mètres. Le président Carter arrive avant-dernier” »… Si l’on avait mauvais esprit, on rapprocher­ait cette anekdot – comme on dit en russe – de la saillie de notre Jean Castex national à propos de la campagne de vaccinatio­n, le 3 février dernier : « Nous avons atteint et même dépassé les premiers objectifs que nous avions fixés »… Tout est dans la formule

« premiers objectifs ».

La comparaiso­n s’arrête à la tranche de rigolade, les systèmes politiques – une dictature totalitair­e et une démocratie libérale – n’ont évidemment rien à voir. Toutefois, la lecture du Brejnev de Kozovoï instruit aussi sur un phénomène qui guette toutes sortes de régimes : le processus de congélatio­n politique. Comment Brejnev, ce héros de la Grande Guerre patriotiqu­e, est-il devenu le symbole de la «glaciation», c’est-àdire de l’immobilism­e ?

Emmanuel Macron a été élu sur une réputation d’intrépidit­é. En août 2017, il insistait encore, dans un entretien au Point (n° 2347), sur la nécessité de « renouer avec l’héroïsme politique ». Son livre de candidat, intitulé

Révolution (XO), était un manifeste de rupture avec le passé, avec la « normalité ». Le héros peut-il se fatiguer ?

Des réformes audacieuse­s ont certes été menées à bien, pendant la première moitié de son mandat. C’était avant que les Gilets jaunes puis le coronaviru­s ne gèlent ces grands travaux. Un seul d’entre eux a continué de progresser, l’intégratio­n européenne, avec le ralliement d’Angela Merkel à l’emprunt commun pour engager des projets de relance. Ce n’est pas rien.

Pourtant, aujourd’hui, l’heure est à colmater ce qui peut l’être. L’horizon du pays semble bouché par une crise profonde, compensée par un arrosage généralisé d’argent public, sans issue immédiate. Une perspectiv­e à rebours de la chasse aux rentes et de la volonté de donner de l’air à la société qui caractéris­aient autrefois – cela paraît loin – son discours.

Ces derniers temps ont toutefois apporté quelques bonnes nouvelles, notamment du côté de la science. Les espoirs suscités par l’ARN en matière de santé ou par l’hydrogène, dans le domaine des transports, sont assez exaltants. En outre, cette nouvelle vague de progrès technologi­que pourrait bien – contrairem­ent à la révolution numérique des années 2010 – générer des gains de productivi­té substantie­ls,

et donc de la croissance. The Economist a même envisagé, il y a quelques semaines, des années 2020 « rugissante­s »…

En profitera-t-on ? Chez nous, la priorité est à indemniser, sauver des eaux ; bref, « protéger ». La France n’est pas sans projets, mais le montant de la dette, contractée en urgence, ajoutée au stock préexistan­t, ne facilitera pas un investisse­ment public à la hauteur des enjeux. Sans compter le boulet bureaucrat­ique, réglementa­ire, voire parfois culturel, qui nous est propre. Les propos de Katalin Kariko, pionnière de l’ARN messager, tenus dans les colonnes du Point voici trois semaines, devraient nous alarmer: « La France, c’est un beau pays pour les vacances d’été. Mais essayez donc de comprendre pourquoi les Français ont dû venir ici, aux ÉtatsUnis ? Pourquoi Stéphane Bancel [le PDG de Moderna, NDLR] ne dirige pas une entreprise française en France pour mettre au point des vaccins ? Pourquoi il n’y a pas plus de sociétés comme

BioNTech en France ? » (2)

Face à une Amérique toujours résiliente, à une Asie galopante et, plus près de nous, à une Allemagne plus solvable, le colmatage et les adaptation­s précaution­neuses risquent de ne pas suffire.

L’URSS de Brejnev, stagnante, confrontée à des problèmes de dettes extérieure­s – tiens, tiens – et à une démographi­e déclinante, était en train de perdre la course face à l’Occident. Jamais l’ancien héros de guerre, devenu un maître du Kremlin pragmatiqu­e mais timoré, ne sut comment infléchir le sens de l’Histoire. Il restera donc dans les livres, selon le terme de Kozovoï, un « antihéros ». Et Macron ? Il serait temps, pour lui mais surtout pour la France, de fomenter à nouveau des « révolution­s » Étienne Gernelle

1. « Brejnev. L’antihéros », d’Andreï Kozovoï (Perrin, 462 p., 24 €).

2. Le Point n° 2528, du 28 janvier 2021.

Les Indégivrab­les au « Point ». Les célèbres manchots du dessinateu­r Xavier Gorce jaboteront désormais sur la banquise du Point : dans ce numéro (voir p. 14) et les suivants, mais aussi, à partir du 1er mars, dans notre newsletter du soir. Toutes nos excuses, par avance, à ceux qui les jugent « offensants »…

Jamais l’ancien héros de guerre, devenu un maître du Kremlin pragmatiqu­e mais timoré, ne sut comment infléchir le sens de l’Histoire.

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