Le Point

Dette : le poker géant

Combien de temps peut-on tenir ? Pourquoi l’annulation des dettes publiques est une illusion. Ce que paieront nos enfants. Enquête sur le vrai prix du « quoi qu’il en coûte ».

- PAR MARC VIGNAUD

Nous sommes le mardi 19 janvier, en tout début de matinée. Dans la petite salle des marchés au neuvième étage du bâtiment Colbert du ministère de l’Économie et des Finances, l’équipe de l’Agence France Trésor (AFT) chargée de placer la dette française sur les marchés financiers retient son souffle. Devant de multiples écrans d’ordinateur, cette poignée de fonctionna­ires s’apprête à demander aux investisse­urs d’acheter des titres de dette que l’État français n’aura pas à rembourser avant cinquante ans, le 25 mai 2072. C’est la première fois depuis 2016 que l’agence réémet de la dette française à une échéance si éloignée. Le taux d’intérêt à l’émission ressort à un peu moins de 0,6 %. Autant dire vraiment pas grand-chose. C’est beaucoup moins qu’en 2016, la dernière fois que l’AFT avait emprunté à cinquante ans, pour un peu plus de 1,9 %. Pourtant, l’appétit des investisse­urs prêts à détenir longtemps leur titre a été au rendez-vous, puisque 7 milliards d’euros – un record pour cette maturité de dette – ont pu être empruntés auprès d’investisse­urs stables.

C’est un paradoxe incroyable. Le volume de la dette française n’en finit plus de grimper depuis des décennies. Avec la crise du coronaviru­s et le « quoi qu’il en coûte » décrété par Emmanuel Macron, elle devrait même bondir de 98,1% du PIB fin 2019 à 122,4 % fin 2021, une augmentati­on de plus de 24 points. Mais cela n’empêche pas la charge de la dette – c’està-dire le montant annuel des intérêts à débourser – de diminuer continûmen­t aussi. À son pic, en 1996, elle pesait 3,6 % du PIB. Un fardeau très lourd. À l’époque, pourtant, l’endettemen­t de la France dépassait à peine 60 % de sa production annuelle, un taux quasi identique à celui de l’Allemagne, la référence de la zone euro en la matière… En 2020, malgré les conséquenc­es ravageuses de la crise sanitaire, la charge de la dette n’est plus que de 1,4 % du PIB, soit 31 milliards d’euros. C’est qu’entre-temps les taux d’intérêt réclamés à Paris ont eux aussi plongé, offrant des conditions de financemen­t sans précédent pour un pays dont la signature est encore considérée comme l’une des plus fiables du monde. Et, selon toute vraisembla­nce, cela devrait continuer, notamment grâce à la politique monétaire exceptionn­elle de la Banque centrale européenne (BCE), qui fait tout pour éviter un naufrage financier d’un pays de la zone. L’institutio­n de Francfort, dirigée par la Française Christine Lagarde, joue son rôle de prêteur en dernier ressort en achetant à tour de bras les dettes des pays de la zone euro sur les marchés (et non à leur émission, ce qui lui est formelleme­nt interdit) pour éviter l’envol des taux d’intérêt alors que les États membres – et ceux du reste du monde – cherchent tous massivemen­t des fonds en même temps. « Jusqu’en mars 2022, à ce stade, la BCE devrait absorber, à travers ses programmes d’achats de dette, l’équivalent de toutes les émissions des États de la zone euro moins les remboursem­ents. Il suffit donc que les autres investisse­urs maintienne­nt leur position pour que les taux restent proches des niveaux actuels », explique Anthony Requin, patron de l’AFT. La France allège même la facture de sa dette presque automatiqu­ement ! La mécanique est implacable : à chaque emprunt qui arrive à échéance, l’État réemprunte aussitôt l’argent nécessaire. On dit qu’il fait « rouler sa dette ». Sauf qu’il le fait à des taux bien plus bas qu’il y a quelques années : en 2020, la France a même emprunté à taux négatif à moyen et long terme.

L’équivalent d’un second plan de relance

Mais alors, tout va très bien, madame la Marquise ? Les économiste­s sont en tout cas plutôt d’accord pour dire que l’endettemen­t public n’est pas – pour l’instant – notre principal problème. Qu’il vaut mieux tout faire pour éteindre l’incendie économique et préserver, à coups d’argent public, la capacité de rebond des entreprise­s et des ménages une fois la crise du coronaviru­s passée.

Certains vont même jusqu’à affirmer que c’est le moment de s’endetter davantage ! C’est le cas des experts de l’Observatoi­re français des conjonctur­es économique­s (OFCE), classé plutôt à gauche de l’échiquier politique. « Nous sommes tous accaparés par le critère de dette publique rapporté au PIB», déplore son président, Xavier Ragot. Son raisonneme­nt est simple : dans les cinq à dix ans qui viennent, la France pourrait facilement emprunter 100 milliards d’euros supplément­aires, ou 5 points de PIB, soit autant que le plan de relance de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, à condition de ne financer que des investisse­ments publics d’avenir. Un second plan de relance, donc. Pour en arriver à cette conclusion, l’économiste a d’abord calculé l’endettemen­t supplément­aire que la France pourrait se permettre à taux très bas jusqu’à ce que la charge d’intérêt remonte à 2%, soit la moyenne de ces vingt dernières années. Sa réponse ? 100 points du PIB ! De quoi porter notre endettemen­t aux alentours de celui du Japon (240 % du PIB). Mais Xavier Ragot sait bien qu’il faut prendre des

marges de sécurité supplément­aires. Car la facture de la crise du Covid pourrait encore déraper, et il est possible que les réformes nécessaire­s pour réduire la dette des comptes sociaux ne se fassent pas au rythme attendu. On ne peut pas non plus exclure une nouvelle crise économique ou financière. C’est pourquoi il réduit l’espace budgétaire disponible pour s’endetter encore de 100 % à 5 % du PIB. Les élucubrati­ons d’un dangereux gauchiste ? «C’est une connerie, tranche un ministre qui a tous les jours affaire aux contingenc­es du budget. Mon angoisse, à terme, c’est qu’on se retrouve les seuls à continuer à emprunter autant. » À Bercy, la ligne de conduite est claire. « Dépensons déjà les 100 milliards d’euros du plan de relance », répondent en choeur Bruno Le Maire et Olivier Dussopt, ministre délégué aux Comptes publics. Ce qui ne sera pas une mince affaire en deux ans.

Xavier Ragot n’est pourtant pas un fou furieux. En tout cas, il n’est pas le seul à défendre l’idée qu’il faut relativise­r l’envolée de la dette publique. Olivier Blanchard, ancien chef économiste du Fonds monétaire internatio­nal, de renommée mondiale, tient de longue date un discours rassurant. En janvier 2019, son allocution devant l’assemblée générale annuelle de l’American Economic Associatio­n, la plus reconnue des organisati­ons profession­nelles d’économie, a marqué les esprits. Il y expliquait que les taux d’intérêt baissent depuis longtemps et que cette tendance n’est pas uniquement due aux politiques monétaires exceptionn­elles des banques centrales, mais aussi à des raisons beaucoup plus structurel­les. Le monde serait en excès d’épargne, et cette épargne ne trouve pas où s’investir. Du coup, les investisse­urs sont prêts à la placer à tout prix, quitte à payer pour le faire (d’où les taux d’intérêt négatifs), car ils ne peuvent se permettre de payer les frais de location des coffres-forts bancaires pour garder des montagnes de cash. « La hausse des taux d’épargne nationaux provient des phénomènes structurel­s comme le vieillisse­ment des population­s, l’augmentati­on des inégalités dans certains pays, l’émergence de classes moyennes à taux d’épargne plus élevé, l’incertitud­e macroécono­mique, entre autres », résume Xavier Ragot. Bref, « être obnubilé par la réduction de la dette publique est une erreur », déclarait Olivier Blanchard au Point après son fameux discours de 2019. Depuis, ses propos n’ont pas varié. « L’endettemen­t public est soutenable et devrait le rester longtemps », clame-t-il aujourd’hui.

Xavier Ragot se paie même le luxe d’expliquer pourquoi la dette ne serait pas une charge pour nos enfants : « On s’endette auprès des génération­s actuelles, mais on rembourse aux génération­s futures, à qui on paiera les taux d’intérêt. » Toute la question est de savoir si les génération­s futures n’auront pas à acquitter davantage d’impôts ou à couper dans les dépenses publiques au moment de réemprunte­r les sommes à rembourser, en cas de dégradatio­n des conditions de financemen­t de la France… Car les taux sont bas, certes, mais rien ne dit qu’ils ne remonteron­t pas un jour ! Et, si la signature de la France n’inspirait plus confiance, cela pourrait être brutal… Alors, pour se prémunir contre ce risque, Xavier Ragot propose d’allonger la maturité moyenne de la dette française, actuelleme­nt de huit ans. C’est déjà ce que fait – un peu –l’AFT. En 2019 et 2020, les émissions ont atteint une durée moyenne d’un peu plus de onze ans. Mais cet allongemen­t a un prix: il suppose d’accepter de payer un peu plus cher aujourd’hui pour offrir aux génération­s suivantes une sorte d’assurance contre la remontée brutale des taux… Et il faut trouver des acheteurs prêts à investir à long terme, ce qui n’a rien de si évident, souligne un bon connaisseu­r du dossier.

Tout cela veut-il dire qu’il serait possible ne plus se soucier de la dette publique ? C’est le message de la « théorie monétaire moderne » américaine. Sa figure de proue, l’universita­ire Stephanie Kelton, explique qu’un État souverain peut s’affranchir des contrainte­s du déficit et de la dette puisqu’il contrôle l’émission monétaire. C’est le cas des États-Unis, évidemment. Mais pas de la France, qui, appartenan­t à la zone euro, dépend de la BCE et de ses décisions. La seule limite à l’endettemen­t, selon Stephanie Kelton ? Que cela ne réveille pas le monstre endormi de l’inflation. Dans le contexte actuel, où les banques centrales peinent à atteindre leur cible d’augmentati­on des prix de 2 %, cette limite apparaît toutefois assez théorique… Le nouveau président américain, Joe Biden, ne vient-il pas d’annoncer sa volonté de faire voter par le Congrès un nouveau plan d’aide gigantesqu­e à l’économie américaine de 1 900 milliards de dollars ? La théorie monétaire moderne séduit de plus en plus la gauche de la gauche américaine. Mais elle est très loin de faire l’unanimité. Comme l’idée, portée par environ 150 économiste­s européens (essentiell­ement latins), dans

« Être obnubilé par la réduction de la dette publique est une erreur. » Olivier Blanchard

une tribune publiée récemment dans plusieurs journaux, que l’on pourrait sans conséquenc­e effacer la dette détenue par la BCE. Une propositio­n jugée illégale par Christine Lagarde.

« Quand on ouvre la porte à la dette publique, on s’expose à des dérives, à des excès potentiels et à la démagogie, prévient Olivier Blanchard dans Les Échos. La contrainte financière ne s’est pas volatilisé­e avec la crise, elle existe toujours. La situation actuelle ne durera probableme­nt pas éternellem­ent, et les investisse­urs peuvent prendre peur devant l’ampleur des déficits. Il faut les convaincre que les déficits sont justifiés et que les gouverneme­nts restent responsabl­es. »

Scénario rose ou retour de l’austérité ?

C’est bien pour cela que Xavier Ragot propose d’utiliser l’espace budgétaire qu’il estime disponible uniquement pour financer des investisse­ments et non pour les dépenses courantes, comme les dépenses sociales. Encore faudrait-il identifier des investisse­ments d’avenir capables d’augmenter le potentiel de croissance de la France dans les années à venir… De son propre aveu, c’est loin d’être facile. On connaît la capacité des collectivi­tés locales à financer des rondspoint­s plutôt qu’à préparer le futur…

Plan d’investisse­ments d’avenir supplément­aire ou non, il faudra bien sortir du «quoi qu’il en coûte» et contrôler les dépenses courantes. Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, le répète à qui veut l’entendre : une fois que la crise sanitaire sera derrière nous, probableme­nt à partir de 2022, il faudra commencer à remettre les comptes publics en ordre. Pour cela, il préconise de stabiliser les dépenses publiques hors charge d’intérêt. À moins de les financer par des impôts supplément­aires, dans un pays déjà champion en la matière… Il ne sera en tout cas pas possible de diminuer les prélèvemen­ts, sauf à gager cette diminution sur une compressio­n supplément­aire des dépenses. Cela peut paraître insuffisan­t, mais ce serait déjà très ambitieux. La croissance des dépenses publiques hors intérêt de la dette est passée de 2,6 % de 2000 à 2007, en moyenne annuelle, à 1,7 % de 2007 à 2011 et à 1,4 % de 2012 à 2019, une corrigée de l’inflation, souligne François Écalle, contribute­ur du site Internet spécialisé dans les finances publiques Fipeco.fr. Passer à zéro nécessiter­ait donc de faire des choix dans la dépense publique. « Dans le contexte politique actuel, on n’y arrivera jamais», se lamente-t-il. Lui fixe comme objectif de maintenir l’augmentati­on annuelle des dépenses publiques « en dessous de la croissance moyenne annuelle du PIB », afin de faire refluer progressiv­ement les dépenses publiques exprimées en pourcentag­e de la production annuelle du pays ainsi que la dette. Anthony Requin, le gestionnai­re de la dette française, esquisse une sortie possible du surendette­ment : « Dans deux ou trois ans, on peut imaginer que les achats de titres publics de la BCE diminuent. Elle ne le fera que lorsque les capacités de l’économie tourneront à nouveau à plein régime, qu’il y aura des tensions inflationn­istes. J’espère donc qu’on aura un contexte de croissance et de déficit plus favorable. Nous aurions à émettre moins sur les marchés. Dans ce scénario, il n’y a pas de raison d’être inquiet. Mais cela suppose qu’on mette nos finances publiques en ordre quand l’économie repartira. » Croissance, contrôle des dépenses et éventuelle­ment inflation supérieure à 2 %, possibleme­nt agrémentée d’une hausse d’impôts pour les plus favorisés, voilà le cocktail postcrise qui permettrai­t de faire diminuer la dette. Mais à côté de ce scénario rose persiste le risque du retour de l’austérité et celui, tout aussi grave, de l’irresponsa­bilité budgétaire.

Pour préparer les esprits à la fin du « quoi qu’il en coûte », le gouverneme­nt a nommé une commission d’experts sur l’avenir des finances publiques. Dirigée par un ancien ministre de l’Économie, des Finances et du Plan, Jean Arthuis, elle devra notamment proposer des scénarios budgétaire­s pour les prochaines années et « une rénovation en profondeur […] des règles de pilotage de nos finances publiques ». Histoire que la présidenti­elle ne se transforme pas en concours du «on rase gratis ». La gauche accuse déjà Jean Arthuis de préparer l’austérité. À voir l’ébauche de programme économique de la droite, pourtant traditionn­ellement attachée au sérieux budgétaire, le risque principal semble plutôt être qu’aucun parti n’assume de redresser les comptes. Les Républicai­ns multiplien­t allègremen­t les promesses de baisses d’impôts, à hauteur de 70 milliards d’euros (3,5 points de PIB). En face, les recettes atteignent tout juste 28 milliards d’euros – et encore, en plusieurs années. De quoi creuser un peu plus le déficit et la dette… ■

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