Le Point

De Louis XIV à Macron, histoire d’une addiction française

Comment la France, de la monarchie à la république, a géré ses excès d’endettemen­t.

- PAR MARC VIGNAUD

La France pourra-t-elle honorer sa dette publique accumulée pendant la crise du coronaviru­s ? Économiste­s comme politiques sont de plus en plus nombreux à considérer qu’il sera trop douloureux de la résorber. Économique­ment et socialemen­t. De Jean-Luc Mélenchon à Alain Minc en passant par Arnaud Montebourg, ils proposent d’en annuler une partie – celle qui a été rachetée par la Banque centrale européenne (et son réseau des banques centrales nationales de la zone euro) – ou, tout du moins, de la transforme­r en dette perpétuell­e, qui ne serait jamais remboursée. Et ce pour restaurer la capacité d’emprunt des États confrontés à des défis gigantesqu­es comme le réchauffem­ent climatique. Une banquerout­e vis-à-vis du prêteur des États en dernier ressort, censée être indolore et sans conséquenc­es…

L’Histoire est pleine de ces débiteurs qui renièrent leurs engagement­s envers leurs créanciers. Hérodote raconte ainsi comment la constructi­on des pyramides de l’Égypte antique a ruiné les pharaons incapables de rembourser leur dette. Selon l’historien grec, Kheops aurait même décidé de prostituer sa fille pour pouvoir continuer à s’endetter et achever les travaux de Gizeh… La relation entre les monarques et leurs créanciers a très longtemps été tumultueus­e. En France, il faut attendre le XIXe siècle pour que ces derniers commencent à être respectés. Et cela ne durera pas toujours. « En matière de dette publique, la norme, on ne le répétera jamais assez, a été la banquerout­e récurrente : l’État ne tient pas sa parole et spolie son créancier trop crédule », souligne Michel Lutfalla dans un livre sur l’histoire de la dette française qu’il a dirigé (1).

Ce n’est que progressiv­ement que la cassette des rois se distingue de celle de la puissance publique. « En France, c’est Philippe Auguste qui crée l’État au sens plein du terme, en séparant sa personne de sa fonction. En particulie­r, il crée en 1190 le Trésor public », rappelle l’économiste Jean-Marc Daniel (2). À cette époque, les dépenses des souverains, sans cesse renouvelée­s par les nécessités de la guerre, sont constammen­t supérieure­s à leurs recettes, qui doivent être acceptées par des Parlements.

Philippe II d’Espagne inaugure, en 1557, le premier cas de banquerout­e publique de l’histoire moderne, raconte ce spécialist­e de l’histoire économique. Il refuse de rembourser ceux qui lui ont prêté. C’est pourtant grâce à eux que son père, Charles Quint, avait pu être désigné empereur par les grands électeurs du Saint Empire romain germanique, le 28 juin 1519. Face à la candidatur­e de François Ier, Charles, roi d’Espagne et duc

de Bourgogne, parvient à mettre plus d’argent sur la table que son rival pour acheter les voix des sept princes électeurs. Il le doit notamment aux 543 000 florins empruntés à Jacob Fugger, un richissime marchand d’Augsbourg. Pour gagner la confiance de ses créanciers, il jure sur la Bible de ne pas faire défaut. Un engagement tellement important que les titres de dette de l’Espagne prennent le nom de juros. Lorsque son fils Philippe II refuse de rembourser, c’est donc tout naturellem­ent que les créanciers de l’Espagne se tournent vers son père, retiré dans un monastère, et lui rappellent sa promesse ainsi que le courroux divin qui l’attend. Charles leur répond par une pirouette: lui qui est mal en point va bientôt avoir l’occasion de vérifier si cette menace est réelle… Il meurt l’année suivante, le 21 septembre 1558. Pour avoir investi leur fortune dans la dette publique de l’Espagne, et non dans les ateliers de production de biens de consommati­on ou le financemen­t des voyages vers l’Amérique et leurs bateaux chargés d’or, les Fugger verront décliner leur prestige financier à cause des difficulté­s de l’Espagne et de ses énormes besoins pour financer les guerres.

Les créanciers malmenés par le pouvoir royal

C’est le début de banquerout­es partielles – on dirait aujourd’hui restructur­ation ou haircut sur le principal de la dette – à répétition et autres emprunts forcés. Les créanciers sont parfois menacés de prison et de confiscati­on de leurs biens. Ils doivent souvent renoncer à leurs prétention­s, dans l’indifféren­ce générale. Instruits par l’expérience, ils se mettent à réclamer des taux d’intérêt toujours plus élevés pour prêter aux souverains. En France, en 1561, les finances royales vont si mal que les états généraux envisagent de vendre les biens du clergé pour rembourser la dette. L’idée, reprise à la Révolution, est écartée de justesse par l’Église, qui s’engage envers la Couronne à lui faire des versements durant dix ans.

Bien plus tard, Colbert essaie de redresser la situation financière, mais les nécessités du temps l’obligent à revenir à l’emprunt. Avant de mourir, en 1683, il déclare, dans un avertissem­ent qui n’a pas pris une ride : « Voilà donc la voie des emprunts ouverte ! Quel moyen restera-t-il d’arrêter le roi dans ses dépenses ? Après les emprunts, il faudra les impôts pour les payer, et si les emprunts n’ont point de bornes, les impôts n’en auront pas davantage. » Le train de vie de la Cour et surtout les conflits avec les autres puissances européenne­s sont ruineux, tandis que l’impôt rentre mal.

Tondre les rentiers de l’État est le sport favori de l’abbé Terray, contrôleur général des Finances à partir de 1769, sous Louis XV. « Les gouverneme­nts devraient faire défaut au moins une fois tous les siècles pour restaurer les grands équilibres financiers de l’État », estime-t-il.

À partir de 1776, Necker brasse de plus en plus de dette, notamment sous forme de rente viagère. Il faut bien financer l’aide aux Américains engagés dans la guerre d’indépendan­ce… L’État n’est pas très regardant sur ceux qui lui fournissen­t les fonds. Genevois lui-même, Necker signe ainsi le contrat dit des « trente têtes genevoises » : celles-ci achètent de la dette du royaume de France au nom d’enfants âgés de 6 à 7 ans, issus de familles riches et ayant déjà eu la variole, afin de toucher le plus longtemps possible les intérêts ! Mirabeau assène : « Les emprunts faits par M. Necker doivent être considérés au nombre des plus chers, des plus mal organisés et des plus ruineux que la France ait été contrainte de payer. » Et ironise : « Necker fait la guerre sans impôts, c’est un dieu ! »

Deux ans auparavant, en 1774, le programme de Turgot, contrôleur général des Finances, était pourtant clair : « Point de banquerout­e. Point d’augmentati­on d’impôt, point d’emprunt. » En 1789, les états généraux sont convoqués – une première depuis deux siècles – avant tout pour redresser les finances royales, dans une situation critique. La moitié des dépenses est consacrée à assumer les dettes ! Le roi espère taxer le clergé et la noblesse. En vain. Un des constituan­ts, Mirabeau – encore lui – ne veut pas entendre

« En matière de dette publique, la norme a été la banquerout­e récurrente. » M. Lutfalla

parler de défaut. En septembre ■

1789, il qualifie même la banquerout­e de « hideuse ». Une opinion largement partagée alors. Les constituan­ts s’engagent à mettre « dès à présent les créanciers de l’État sous la garde de l’honneur et de la loyauté de la Nation française». Le 2 novembre 1789, l’Assemblée décide donc, sur propositio­n d’un évêque, Talleyrand, la confiscati­on des biens du clergé, considérée comme la seule planche de salut dans ce contexte de troubles et de difficulté­s financière­s. Ceux-ci sont « mis à la dispositio­n de la Nation » et deviennent les « biens nationaux ». Leur vente aux enchères doit permettre de redresser les finances. La mission est confiée à une « Caisse de l’extraordin­aire » (par opposition aux contributi­ons ordinaires, qui alimentent les recettes du royaume). Mais cela ne peut se faire aussi vite que souhaité. Pour parer à ce problème, les révolution­naires décident d’émettre des billets dont la valeur est assignée. Autrement dit, elle est « gagée » sur les biens du clergé. Ce sont les fameux assignats, auxquels s’oppose Necker, obligé de démissionn­er de ses fonctions de Premier ministre des Finances. Rapidement, cependant, les espèces viennent à manquer à la population, qui garde l’or et l’argent bien au chaud chez elle. L’Assemblée autorise alors l’émission de billets assignés de plus petits montants et décide qu’ils auront cours forcé. La demande augmente. Certains s’inquiètent de voir leur valeur dépasser celle des biens nationaux à vendre. Privé d’impôts qui rentrent mal, l’État les utilise pour toutes ses dépenses courantes et non plus seulement pour rembourser­sadette.Onrecourt,littéralem­ent, à la planche à billets. La valeur des assignats ne cesse de se dévaluer avec la création monétaire débridée pour financer la guerre. L’inflation galope au point qu’il faut fixer des prix maximaux. Les ennemis de la France ont bien compris le phénomène : un grand nombre de faux assignats sont fabriqués en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en GrandeBret­agne, avec la complicité du gouverneme­nt britanniqu­e, afin d’accentuer la crise économique. En 1794, un emprunt forcé sur les plus riches est lancé pour alimenter les caisses. Deux ans plus tard, en 1796, les assignats sont abandonnés. Le 30 pluviôse, an IV de la République (19 février), le matériel servant à leur fabricatio­n – dont les planches à billets – est brûlé publiqueme­nt, place Vendôme, pour marquer les esprits. Cela n’empêchera pas le successeur des assignats, le « mandat territoria­l », de subir le même sort. « Pour résumer d’un mot l’étendue de cette banquerout­e sans précédent, 45,5 milliards d’assignats ont été fondus en 2,4 milliards de mandats, qui se réduisaien­t à leur tour à 240 000 numéraires », résume Marcel Marion (1857-1940), historien spécialist­e de l’histoire économique et financière de la France. Mais il faudra en passer par une banquerout­e violente pour apurer la situation. Ce sera la dernière de l’histoire de France. Les deux tiers de la dette publique sont rayés d’un trait de plume par le Directoire, peu avant le coup d’État du 18 Brumaire et la prise de pouvoir par Bonaparte. « Il est vrai que de nombreux rentiers – on ne saura jamais combien – étaient déjà morts ; ou alors, découragés par l’inflation galopante, ils s’étaient débarrassé­s de leurs titres sur le marché secondaire avant cette date », commente Tim Le Goff dans Les Crises de la dette publique (4).

Le XIX siècle, ou l’âge d’or des rentiers Cen’estqu’avecl’avènementd­uXIXesiècl­e « que l’on peut véritablem­ent dater l’origine de la dette publique moderne dans notre pays », souligne Michel Lutfalla. « Ce que le siècle qui vient de finir a apporté de nouveau, ce n’est pas l’habitude d’emprunter, c’est celle de payer ses dettes », écrit Clément Colson, économiste de début du XXe. Le régime de la Restaurati­on grave même ce principe dans le marbre de la charte octroyée par Louis XVIII en 1814, à l’article 70 : «La dette publique est garantie. Toute espèce d’engagement pris par l’État avec ses créanciers est inviolable. » Ce n’est que petit à petit que l’État devient la référence pour le taux d’intérêt. Il emprunte alors plus cher que les investisse­urs privés… C’est l’âge d’or des rentiers, si bien décrit dans les romans de Balzac. Nombreux sont ses personnage­s qui vivent de leurs rentes, c’est-à-dire des intérêts de la dette (quand il s’agit de ce placement). Chaque engagement de l’État est retracé dans le Grand Livre de la dette

207 000 rentiers sont inscrits au Grand Livre de la dette publique en 1847. 400 000 rentiers sont répertorié­s dans le Grand Livre de la dette publique en 1870.

55% du PIB

C’est ce que représente la dette publique française en 1870.

120 %

C’est le pic d’endettemen­t public atteint en 1887-1888, comme en 2020.

publique, créé en 1793. Sous l’Ancien Régime, en effet, la dette était constituée d’une multitude de sortes de titres qui prêtaient à confusion et poussaient à la contrefaço­n, un bazar auquel les révolution­naires désiraient mettre un terme.

La Restaurati­on assume toutes les dettes léguées par les régimes précédents. Pour tenir ses engagement­s envers les créanciers, elle généralise le recours à la dette perpétuell­e, jamais remboursée à échéance, par opposition à la « dette amortissab­le ». Ce à quoi François Baroin ou Alain Minc rêvent aujourd’hui de revenir. Problème : les prêteurs demanderai­ent alors des taux d’intérêt supérieurs pour la détenir, ce qui alourdirai­t paradoxale­ment la charge d’intérêt de la dette…

Dans son livre Capital et Idéologie (3), Thomas Piketty remarque la remarquabl­e stabilité du rendement du capital à l’époque, quel qu’il soit: « Austen [autrice britanniqu­e, NDLR] comme Balzac n’ont même pas besoin d’expliquer à leurs lecteurs que la rente annuelle apportée par un capital est égale à environ 5 % de la valeur de ce capital ou bien encore que la valeur d’un capital correspond à environ vingt années de rente annuelle […]. Pour les romanciers du XIXe siècle comme pour leurs lecteurs, l’équivalenc­e entre patrimoine et revenu annuel va de soi et l’on passe en permanence d’une échelle à l’autre sans autre forme de procès, comme si l’on utilisait des registres de synonymes parfaits ou deux langues parallèles connues de tous. »

Le nombre des rentiers de la dette publique s’élargit progressiv­ement au cours du XIXe siècle. En 1847, vers la fin de la monarchie de Juillet, on en compte 207 000 inscrits sur le Grand Livre de la dette, dont les trois quarts à Paris. Après la chute de l’Empire, en 1870, ils sont près de 400 000. « Le nombre de 400 000 et surtout sa forte progressio­n durant le second Empire et le début de la IIIe République sont […] suffisamme­nt impression­nants pour que l’on puisse parler d’un début de démocratis­ation de la rente : alors, en effet, apparaisse­nt les expression­s de suffrage universel des capitaux et de plébiscite des rentiers », souligne Michel Lutfalla dans Une histoire de la dette publique en France.

Même au niveau internatio­nal, la dette était sacralisée au XIXe siècle. « Entre 1815 et 1914, les sociétés européenne­s entrèrent alors dans une longue phase de sacralisat­ion de la propriété privée et de stabilité monétaire, au cours de laquelle l’idée même de ne pas rembourser une dette était considérée comme totalement taboue et inenvisage­able, rappelle Thomas Piketty. Les différente­s puissances européenne­s avaient certes des moeurs des plus rugueuses, en particulie­r lorsqu’elles s’imposaient des tributs guerriers les unes aux autres et surtout au reste du monde. Mais, une fois qu’une dette avait été fixée, qu’il s’agisse de celle de la France vis-à-vis des monarchies coalisées en 1815 ou de la Prusse en 1871, ou bien des dettes de l’Empire chinois, de l’Empire ottoman ou du Maroc vis-à-vis du RoyaumeUni ou de la France, alors il était essentiel pour le bon fonctionne­ment du système qu’elle soit payée rubis sur l’ongle, sur la base de l’étalon-or, faute de quoi la canonnière entrait en action. »

Le XXe siècle, ou le retour de l’euthanasie des rentiers

Au moment de la défaite française de 1870 face à la Prusse, la dette publique atteint 12 milliards de francs, soit 55 % du PIB d’alors. Mais elle va exploser avec l’exigence des réparation­s dues à l’Allemagne et les emprunts pour financer le plan Freycinet d’infrastruc­tures de transports. En 1887-1888, l’endettemen­t public atteint un pic à 120 % du PIB avant de refluer, notamment sous l’effet de la période de croissance de la Belle Époque. La dette publique sert alors encore essentiell­ement une rente perpétuell­e. Elle contribue au développem­ent des marchés financiers en représenta­nt près des trois quarts des titres émis à la Bourse de Paris.

Le XXe siècle signe le retour de l’ « euthanasie des rentiers ». Après avoir contenu l’augmentati­on de la dette publique par celle des impôts, devenus, petit à petit, en partie progressif­s selon le niveau des revenus à la veille de la Première Guerre mondiale, il faut bien assumer les conséquenc­es économique­s du conflit. Les épargnants sont appelés à financer les coûts des deux guerres mondiales plutôt qu’à investir dans d’autres formes d’actifs, notamment à l’étranger. « Or le fait est que cette épargne et ses actifs placés dans la dette publique allaient très vite se retrouver à fondre comme neige au soleil, et que la parole sacrée donnée au propriétai­re fut remplacée par d’autres priorités. En pratique, l’un des principaux mécanismes fut la planche à billets et la hausse des prix », résume Thomas Piketty. Au XVIIIe et au XIXe siècle, rappelle l’économiste, l’inflation avait été très faible car les monnaies étaient liées à

Les deux tiers de la dette publique sont rayés d’un trait de plume, peu avant le coup d’État du 18 Brumaire.

leur contenu en or et en argent, ■ notamment le franc-or, qui avait succédé sous la Révolution française à la livre tournois d’Ancien Régime « avec exactement la même parité métallique de 1726 à 1914 ». « À tel point d’ailleurs que les romanciers français du début du XIXe siècle utilisaien­t indifférem­ment la livre et le franc pour ciseler les montants et les frontières sociales et passaient souvent de l’une à l’autre sans même s’en apercevoir. » Ce n’est plus le cas au XXe siècle. Davantage encore que la croissance, c’est l’inflation qui permit de rogner la valeur réelle de la dette publique de 1914 à 1945, avec une moyenne annuelle supérieure à 13 %, ce qui aboutit à une multiplica­tion des prix par 100 ! rappelle Thomas Piketty. Au début des années 1920, les gouverneme­nts abusaient des avances de la Banque de France, qui assurait le financemen­t à court terme de l’État. Autrement dit, la dette était monétisée. « La création monétaire qui en résultait stimulait l’inflation et faisait chuter les changes », explique François Chounet dans Une histoire de la dette publique en France.

L’après-Seconde Guerre mondiale offre une autre perspectiv­e sur la façon de gérer la crise accumulée pendant la crise du coronaviru­s. Là encore, l’ouvrage de Piketty permet de se faire une vision claire sur la manière dont la dette a été administré­e. En 1945, elle dépasse 250 % du PIB. Dès le début des années 1950, elle ne pèse plus que 30 % ! Une fois de plus, c’est l’inflation qui l’a réduite quasi à néant. L’État se fait financer par la planche à billets de la Banque de France. De 1945 à 1948, l’augmentati­on des prix dépasse 50 % par an dans un contexte de pénurie. «Ces seules trois années d’inflation réduisent de 90% la valeur réelle des dettes – un niveau proche de ce qui se passe en Allemagne – et par rapport au niveau d’avantguerr­e, les prix de 1949 sont 15 fois plus élevés », soulignent ainsi Patrice Baubeau et David Le Bris dans Une histoire de la dette publique en France. Des millions de petits épargnants détenteurs de rentes perpétuell­es sont ruinés, ce qui a pour effet d’alimenter la pauvreté des personnes âgées au cours des années 1950. « La mise en place d’un système de retraite par répartitio­n apparaît ainsi comme une conséquenc­e inévitable du coût de la Seconde Guerre mondiale, un héritage du miraculeux remboursem­ent de la dette de la Seconde Guerre mondiale. » Les cotisation­s des actifs doivent financer immédiatem­ent la retraite des anciens, à côté de l’instaurati­on du minimum vieillesse en 1956, qui se substitue à l’allocation aux « vieux travailleu­rs » de 1942. La diminution de la dette publique passe aussi, quoique de façon beaucoup plus limitée, par un impôt de solidarité nationale en 1945.

Traumatisé­e par l’hyperinfla­tion des années 1920 – un des facteurs ayant favorisé l’accès de Hitler au pouvoir –, l’Allemagne, elle, a préféré miser sur des prélèvemen­ts progressif­s et exceptionn­els sur le patrimoine, plutôt que sur l’inflation comme de l’autre côté du Rhin. Mais l’Allemagne de l’Ouest bénéficia aussi, à la conférence de Londres de 1953, d’une remise de dette, avec le report du remboursem­ent après une éventuelle réunificat­ion.

On l’oublie trop souvent, mais, dans les années 1950 déjà, les taux d’intérêt réels étaient négatifs en France : la hausse des prix dépassait le rendement affiché pour l’épargnant, ce qui avait pour effet de rogner la dette. Évidemment, la croissance qui a accompagné la reconstruc­tion, avec les Trente Glorieuses, a aussi été salvatrice, au-delà de la hausse des prix alimentée par le financemen­t monétaire de l’État et les multiples dévaluatio­ns du franc. Il n’y a guère que le

Au début des années 1950, c’est l’inflation qui réduit la dette publique quasi à néant.

Colbert, en 1683

« Voilà donc la voie des emprunts ouverte ! Quel moyen restera-t-il d’arrêter le roi dans ses dépenses ? Après les emprunts, il faudra les impôts pour les payer, et si les emprunts n’ont pas de bornes, les impôts

» n’en auront pas davantage. Mirabeau, en 1787

« Les emprunts faits par M. Necker doivent être considérés au nombre des plus chers, des plus mal organisés et des plus ruineux que la France ait

» été contrainte de payer. Turgot, contrôleur général des Finances, en 1774

« Point de banquerout­e. Point d’augmentati­on

» d’impôt, point d’emprunt. Charte constituti­onnelle de 1814, article 70

« La dette publique est garantie. Toute espèce d’engagement pris par l’État avec ses créanciers est inviolable.» Mélenchon, le 15 décembre 2020

« Ce n’est pas à la jeune génération de payer la dette. Il faut mettre un terme à cette comédie ! Il faut annuler la dette publique détenue par la BCE.»

général de Gaulle, de 1959 à 1969, pour s’être écarté des expédients de l’inflation, du déficit budgétaire et de la dévaluatio­n monétaire. À partir de 1974, l’inflation dépasse 10 %…

Le XXIe siècle, crise financière et sanitaire

La création de l’euro, en 1999, a mis fin à ces facilités. Faudra-t-il malgré tout compter à nouveau sur l’inflation pour circonscri­re la dette Covid ? Le mandat confié à la BCE rend cette option peu probable, même si la cible d’évolution des prix, fixée à près de 2 %, pourrait être dépassée plusieurs années pour avoir été inférieure pendant longtemps. Compter sur une forte inflation est toutefois loin d’être une bonne solution, même d’un point de vue redistribu­tif, comme le rappelle Thomas Piketty : « En pratique, l’inflation s’apparente à une forme de prélèvemen­t régressif sur les patrimoine­s. Ceux qui ne détiennent que quelques liquidités en billets ou en dépôts bancaires sont frappés de plein fouet, alors que les patrimoine­s plus importants, qui sont pour la plupart placés dans des biens immobilier­s et profession­nels ou des portefeuil­les financiers (pour les plus élevés d’entre eux), échappent pour une large part aux effets de la hausse des prix, sauf si d’autres mesures comme le blocage des loyers et des prix des actifs sont également mises en oeuvre. » L’économiste star de la gauche française plaide plutôt pour des prélèvemen­ts exceptionn­els sur les plus hauts patrimoine­s pour faire refluer la dette publique française, qui est supérieure à 120 % du PIB, un niveau jamais dépassé en temps de paix. Jusqu’à présent, Bruno Le Maire, le ministre français des Finances, jure qu’il s’opposera à toute augmentati­on d’impôt tant qu’il sera en poste. Mais après ? Dans son dernier livre (5), l’ancien membre des Républicai­ns ne cache pas son inquiétude quant à la montée des inégalités et suggère même d’ouvrir un débat sur la fiscalité des grosses succession­s…

La faiblesse des taux d’intérêt, qui n’ont cessé de diminuer, devrait aider à gérer l’augmentati­on de l’endettemen­t liée à la crise du coronaviru­s. Le niveau de la croissance économique que la France et l’Europe seront capables de dégager sera aussi déterminan­t. Tout comme la capacité de la France à faire des réformes pour contenir ses dépenses publiques. Après 1974, date du premier choc pétrolier, notre pays n’a plus jamais réussi à présenter un budget où les recettes publiques couvraient entièremen­t les dépenses

1. Une histoire de la dette publique en France, sous la direction de Michel Lutfalla (« Classiques jaunes Économies », Classiques Garnier, 2017, 15 €).

2. « Quelques considérat­ions historique­s », de Jean-Marc Daniel, in La Dette, potion magique ou poison mortel ?, sous la direction de Philippe Dessertine (Télémaque, 2020, 18 €).

3. Capital et Idéologie, de Thomas Piketty (Seuil, 2019, 25 €).

4. Les Crises de la dette publique, XVIIIe-XXIe siècle, sous la direction de Gérard Béaur et Laure Quennouëll­e-Corre (IGPDE, 2019, 43 €).

5. L’Ange et la Bête, de Bruno Le Maire (Gallimard, 2021, 20 €).

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Sacré. Le Grand Livre de la dette publique est réinstallé à Paris à la fin de 1914.
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