Anglais, la nouvelle fracture idéologique
Étude. Vote, rapport à la mondialisation, mobilité… La pratique de l’anglais bouleverse la société française.
Ils ont 11 ans, sont en CM2, mais Mrs Allen, professeure d’anglais dans le 16e arrondissement parisien, les entraîne dur. En avril, ils passeront leur premier test de langue, le Cambridge English Young Learners. Pas de notes à l’issue de ce « YLE », mais des écussons qui permettent de situer le niveau de l’enfant, « sans compétition mais déjà dans une hiérarchie d’estimation de la langue ». Un test « semblable à ceux qu’ils seront amenés à rencontrer plus tard », explique l’enseignante, qui propose depuis quatre ans cette option (moyennant 155 euros) plébiscitée par la moitié des familles.
Six millions de personnes dans le monde passent chaque année le TOEIC, le test requis pour espérer intégrer HEC ou l’Essec – avec 850 points sur 990, au minimum. Pour obtenir un diplôme d’ingénieur, il faut atteindre 100 sur 120 au TOEFL. C’est la raison pour laquelle Olivier, ingénieur de 50 ans, dont l’employeur a dû financer de multiples sessions de perfectionnement en anglais, a décidé d’inscrire ses jumeaux, Alexandre et Jules, en terminale à Gif-sur-Yvette (Essonne), à un stage intensif en Angleterre. Montant de la facture : 1 700 euros par tête pour une semaine. Salé.
« La maîtrise de l’anglais est devenue un enjeu stratégique dans le champ de la compétition scolaire », explique Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’Ifop, auteur de L’Archipel français (Seuil, 2019). Une « prise de conscience » qui s’opère « dans certaines familles seulement », selon l’étude sur le rapport des Français à la langue anglaise, qu’il vient de conduire pour Le Point et dont nous livrons les résultats. La maîtrise de l’anglais par les Français est toute relative : sur un panel de 2 032 personnes interrogées, seulement 28 % déclarent comprendre l’anglais et le parler. C’est 10 % de plus qu’il y a quinze ans, mais à peine 4 % de plus que ceux qui ne le comprennent pas du tout. Dans le même temps, la part de ceux qui déclarent le parler couramment n’est passée que de 6 à 8 %. Une élite, alors que la part de ceux qui le comprennent et parlent à peu près stagne depuis 2006, à 48 %. L’anglais est pourtant enseigné dès l’école primaire depuis les années 1990, et choisi à 99 % en première langue au collège.
Cela se confirme au niveau européen (Pisa) : nous sommes en moyenne moins bons que nos voisins. «Nous bénissons tous les jours l’Éducation nationale, coincée dans une problématique de tranches d’âge plutôt que de niveaux », sourit, caustique, Natanael Wright. Le président de Wall Street English France se frotte les mains : le nombre d’adultes passés dans ses centres de formation a bondi de 34 % en cinq ans.
Tout le monde s’accorde sur l’importance de l’apprentissage de l’anglais à l’école, et pourtant, selon l’étude de l’Ifop, ce n’est une priorité que pour 39 % des Français. Un
taux nettement corrélé à la profession des interviewés, qui approuvent à 61 % lorsqu’ils sont cadres ou issus de professions intermédiaires supérieures, contre 31 % pour les ouvriers.
Plus l’étude affine les catégories socioprofessionnelles, plus elle montre une segmentation de la population sur cette question. Les chiffres révèlent que les parents cadres ou de professions intermédiaires supérieures paient volontiers (23 %) des cours d’anglais à leurs enfants, contre 12 % pour les employés et 16 % pour l’ensemble des Français. Les disparités se traduisent aussi sur le territoire. On est deux fois plus anglophone à Paris (41 %) qu’à la campagne (20 %). On a deux fois plus de chances d’avoir accompli un séjour linguistique à l’étranger lorsqu’on est diplômé du deuxième cycle que lorsqu’on a un niveau bac + 2.
66 % des 18-24 ans regardent des séries ou des films en version originale, contre 22 % pour les 65 ans et plus. Est-ce une surprise ? On est nettement meilleur en anglais lorsqu’on a voté Emmanuel Macron en 2017 plutôt que Marine Le Pen.
Clivage. Un écart d’au moins 10 points apparaît entre les deux électorats à chaque question ; pour les séries en VO, on passe même du simple au double ! Jérôme Fourquet ne se contente pas d’un tableau social ; il évoque une « fracture culturelle, et sans doute aussi idéologique, massive ». Un clivage qui sélait pare les élites «immergées dans le grand bain de la mondialisation » et les autres. Ou, comme les a désignés l’essayiste britannique David Goodhart dans Les Deux Clans. La nouvelle fracture mondiale (Les Arènes), les « somewhere » (quelque part) et les « anywhere » (partout). Ceux dont le périmètre de vie se limite à une une ville ou une région (brexiteurs, populistes, Gilets jaunes…) et ceux qui ont fait leurs études à l’étranger et « dont les référentiels sont plus open », précise Jérôme Fourquet, en bon globish. Les « anywhere » seraient incarnés par Macron, dont la pratique de la langue du monde se démarque de l’anglais au couteau de Chirac. Ils se sont laissé séduire par le discours de Benjamin Griveaux, candidat aux municipales à Paris (avant la sex-tape), qui promettait aux habitants de la capitale, dont il voufaire une « ville-monde », que leurs enfants seraient bilingues avant la fin de son mandat. « Et comme les forces se polarisent, ce sont sans doute ces lignes de fracture que nous allons retrouver à la prochaine présidentielle », en lieu et place de l’opposition gauche-droite, prédit Fourquet. Cette segmentation due à la mondialisation, qui place la maîtrise du langage international au centre des préoccupations, se comprend, chez Goodhart, comme une opposition entre les « gagnants » et les « perdants ».
« Auparavant, on quittait sa campagne ou sa petite ville pour monter à Paris, poursuit Fourquet. Aujourd’hui, le cursus honorum des élites françaises passe par Sydney, Londres ou Singapour.» Des Rastignac de la globalisation ? « Oui, mais puissamment entraînés par papa et maman », conclut le politologue ■