Le Point

Bertrand Badré, l’apôtre de la finance verte

Éminence. La i n Banque mondiale a cré un « fonds d’investisse­ment à impact » pour réconcilie­r profit et bien commun.

- PAR MARIE BORDET

Le père Antoine de Folleville aurait-il apprécié cette séance photo qui s’est déroulée en catimini un matin pluvieux d’automne, dans son église presque déserte, où seul un diacre était occupé à répartir équitablem­ent les cierges devant les statue de chaque saint? S’il avait été présent, le curé de Saint-Germaindes-Prés aurait pu assister à un shooting inédit autant u’insolite. Bertrand adré, ex-banquier d’affaires hez Lazard, ex-directeur inancier Crédit gricole, de a Société générale e de la Banque mondiale, ujourd’hui la êt d’un onds ’investisse­ment, posait ous la agnifique voûte bleue étoilé de ’ancienne ab , fondée 54 par Childebert un es il de lovis. Insolite pour un homme au curriculu vitae de arnassie de la finance Sans ucun doute. Ce genre d représenta­nt chimiqueme­nt pur du capitalism es normalemen­t plus à sa lace dans son biotope ture oi un rand bureau climatisé un immeuble aussmannie­n chic ou, à la rigue d’une to a Défense. Mais Bertrand Badrées un pécimen unique en son genre.

Ce père de quatre enfants, 52 ans, barbu toujours ouriant, ne voit pas de problème – et encore moins de contradict­ion – entre sa profession et son engagement religieux. Il en parle en toute simplicité, chose rare chez ses pairs : « La foi est au coeur de ma vie et me guide. Je ne m’en cache absolument pas, mais je n’avance pas non plus avec la croix en bandoulièr­e. » BertrandBa­dré, né au coeur de « la nuit des barricades », mai 1968, s’est donné une mission sur terre, celle de réconcilie­r l’irréconcil­iable : la finance et le bien commun. Il a ublié deux vrages sur le capitalism­e moral: Money honnie. Et si la finance sauvait le mond ?, n 2016 traduit dans ne dizaine de langues, puis, en septembre dernier,en réaction àla se Covid-19:Voulons-nous (sérieuseme t) hanger e mond ? arpente la planète (quand c’est auto sé) pour multiplier conférence­s t tables ondes su ce thème. la également été nommé pa Emmanuel Macron à la tête du One lanet Lab (un laboratoir­e d’idée sur les questions de transition cologique), aux côtés de Paul olman, ex-PDG d’Unilever, et de l’écon iste icholas Stern. Il est surtout e directeur général et le fond eur de lue like an Orange Sustainabl­e apital, un fonds d’investisse­ment au nom poétique – ne référence à un poème de Paul Éluard –

dont l’objectif est de financer ■ des projets à « impact positif » pour les pays émergents (lutte contre le creusement des inégalités, contre la crise climatique…) tout en produisant de solides bénéfices. Badré a déjà levé 200 millions de dollars auprès d’Axa, de HSBC ou de Tikehau et a investi dans huit projets en Amérique latine.

« Je suis sorti de l’ENA il y a un quart de siècle et j’ai fait carrière dans la banque. La probabilit­é que je vive aux États-Unis, que j’aie des bureaux à Washington, que j’emploie une quinzaine de personnes de neuf nationalit­és différente­s et que j’investisse, par exemple, dans une banque verte en Équateur était égale à zéro », s’amuse Bertrand Badré.

«Forrest Gump de la finance ». Tout avait en effet commencé pour lui comme dans un rêve de premier de la classe. Après HEC, l’élève Badré candidate à Sciences Po, qu’il réussit haut la main, puis intègre l’ENA, dont il sort dans la botte (numéro deux de la promo, derrière Emmanuelle Mignon, une camarade de scoutisme, plus tard conseillèr­e du président Sarkozy). Il choisit le corps de l’Inspection des finances. Le fils de Denis Badré, longtemps sénateur et maire de Ville-d’Avray, dans les Hauts-de-Seine, débute chez Lazard, grand nom de la banque d’affaires. Il se fait les dents au coeur de la City londonienn­e, puis émigre vers la filiale de New York. Celui qui se présente comme le « Forrest Gump de la finance », pour sa capacité à se tenir, malgré lui, au coeur d’événements historique­s, assiste, abasourdi, à l’éclatement de la bulle Internet et à l’effondreme­nt des tours du World Trade Center. Il rejoint ensuite Paris et l’équipe de direction du Crédit agricole à l’été 2007, sans conscience de l’imminence du tsunami financier. « C’était le toboggan, des morts partout… Très dur à vivre mais passionnan­t », se souvient-il. Après avoir été poussé dehors par Jean-Paul Chifflet, le boss du Crédit Agricole, il retrouve un poste à la Société générale, d’où il reçoit un beau jour un appel d’un chasseur de têtes.

Le job ? Celui de directeur général en charge des finances de la Banque mondiale, l’institutio­n financière internatio­nale aux 189 pays membres. Elle accorde des prêts à des pays en développem­ent pour des projets «vertueux»: réduire la pauvreté, investir dans l’éducation, améliorer l’accès à l’eau, etc. «J’ai accepté immédiatem­ent, dit Badré. Comment refuser ? Il s’agissait de mobiliser ma connaissan­ce de la chose financière pour rendre le monde meilleur. » Il intègre une énorme machine administra­tive de plus de 17000 collaborat­eurs, dont le siège est à Washington, à un bloc du FMI, à deux blocs de la Maison-Blanche. « Bertrand n’a jamais abandonné la soutane, sourit Guillaume Poitrinal, un copain de HEC, président de Woodeum. Il n’a jamais cessé de dénoncer les excès de la mondialisa­tion et d’avoir le souci des autres. À la Banque mondiale, il était vraiment à sa place. » Un autre ami s’interroge sur son choix de carrière initial : « Bertrand n’est pas un tueur. C’est plutôt un gentil rêveur… Il n’avait pas compris qu’il faut être un tueur pour réussir dans la banque. »

Bertrand Badré s’installe avec sa famille à Friendship Heights, en banlieue de Washington, dîne en privé avec Christine Lagarde, alors patronne du FMI, réforme le fonctionne­ment de la Banque mondiale, zigzague dans les pays du Sud, entre Afrique, Asie et Amérique latine. Mais la Banque mondiale est une institutio­n puissante et forcément… très politique. Badré est la cible de nombreuses attaques, dont une qui fait plus mal que les autres. Le Français s’était vu attribuer un bonus annuel (une « prime pour compétence exceptionn­elle » de 94 000 dollars) en arrivant à son poste – bonus légal et transparen­t mais bonus quand même. En pleine restructur­ation, le personnel s’interroge sur « l’opportunit­é de tels versements étant donné les sacrifices qui sont demandés au

« Bertrand n’a jamais abandonné la soutane. Il n’a jamais cessé d’avoir le souci des autres. » Guillaume Poitrinal, président de Woodeum

reste d’entre nous ». Badré fait les gros titres de la presse internatio­nale, de l’India Daily au Japan Times, et renonce à son bonus en vingt-quatre heures. Mais le mal est fait. Affaibli, il est remercié par le directeur de la Banque mondiale au printemps 2016, avant la fin de son mandat. Vouloir faire le bien peut ne pas être un long fleuve tranquille… Il reste mortifié par la polémique : « Je n’avais pas demandé ce bonus, on me l’avait proposé. Pendant des années, quand on tapait mon nom sur Google, on ne voyait que ça. Me faire passer pour un gars qui est venu pour l’argent… Cela a été dur psychologi­quement. »

Bons samaritain­s. Son optimisme en prend un sérieux coup. Sous le parrainage d’Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, Bertrand Badré, alors tout juste 48 ans, intègre le Peterson Institute, un think tank américain, et y rédige son premier livre. C’est le début d’une renaissanc­e. Il aurait pu taper à la porte de Goldman Sachs ou de Morgan Stanley, mais il refuse de repartir tête baissée dans le système. L’idée est la suivante : on ne transforme bien que ce que l’on connaît bien. Bertrand Badré a une connaissan­ce fine des mécanismes financiers, il peut donc les faire évoluer. Il songe à monter son propre « fonds d’investisse­ment à impact ». Il en parle longuement avec Thierry Déau, le PDG de Meridiam, qui investit à long terme dans les infrastruc­tures. Il consulte son mentor, l’ancien directeur du FMI Michel Camdessus, rencontré aux Semaines sociales de France, un lieu de réflexion chrétien, qui lui affirme: «Au XXIe siècle, il n’y a plus d’avenir pour une finance des coups tordus, où seul le niveau de profit compte. » Il appelle aussi Emmanuel Faber, le PDG de Danone, un camarade de HEC : « Je me souviens d’un dîner à Paris où l’on avait discuté en tête à tête de son projet. Bertrand m’a parlé de développem­ent durable, de crise climatique, d’inégalités… Compte tenu de son expérience unique, je l’ai encouragé à tenter l’aventure, à faire bouger les choses, en pionnier. » Et puis, il lui murmure aussi au creux de l’oreille : « Si tu crées ta boîte, on va t’aider… » Promesse tenue. Une trentaine d’amis rassemblen­t, sur leurs derniers personnels le plus souvent, les premiers fonds de la société Blue like an Orange. Dans les rangs des bons samaritain­s, en soutien de l’entreprene­ur novice, on trouve… un échantillo­n représenta­tif de l’annuaire des grands noms du capitalism­e français : Henri de Castries, ex-PDG d’Axa; Vincent Montagne, neveu de François Michelin et président du groupe d’édition Média-Participat­ions; Clara Gaymard, cofondatri­ce de Raise ; Michel de Rosen, président de Faurecia ; René Ricol, président du cabinet Ricol-Lasteyrie, Patrick Sayer, ancien président d’Eurazeo ; Éric Kayser, boulanger entreprene­ur à succès, etc.

Devinette : quel est le point commun entre la plupart de ces investisse­urs de la première heure ? Réponse : la religion chrétienne. Ce qui amène une seconde question : les réseaux catholique­s sont-ils puissants dans le milieu des affaires ? « On se connaît et on se fréquente bien sûr. On se croise parfois à la messe, on se voit et on échange aux Entretiens de Royaumont [NDLR : forum de réflexion annuel à l’abbaye de Royaumont], au collège des Bernardins [NDLR : un ancien collège cistercien de l’Université de Paris, dans le 5e arrondisse­ment, devenu centre culturel

catholique] ou au sein du syndicat patronal Entreprene­urs et dirigeants chrétiens… Mais il n’y a pas de système d’entraide organisé. On est loin de la franc-maçonnerie », assure un patron catholique fervent. Il s’agit plutôt d’un groupe d’amis et de relations, unis par des références communes et des valeurs partagées. Il y a des moments forts et rassembleu­rs, comme le récent baptême de Patrick Sayer, que Bertrand Badré – en tant que parrain – a accompagné sur le chemin de la foi. «Je ne me suis pas dit: “Je vais aller voir mes amis cathos”, assure Badré. Mais quand j’ai fini le tour de table, j’ai pensé : “Tiens… c’est marrant.” »

Anniversai­res. En matière d’amitiés, Badré n’est aucunement sectaire. Expert en entretien de réseaux, l’inspecteur des finances, membre du Siècle, proche de l’Institut Montaigne, met un point d’honneur à ne jamais oublier de souhaiter les anniversai­res de ses centaines de relations par un petit envoi de texto le jour J. Une douce attention mais un labeur aux proportion­s quasi industriel­les… Ses amitiés ne s’arrêtent nullement aux frontières de l’Hexagone: Gordon Brown, ancien Premier ministre britanniqu­e ; Alejandro Santo Domingo, milliardai­re philanthro­pe colombien et actionnair­e de Petrus ; le Britanniqu­e sir Ronald Cohen, star du monde de la finance et pionnier de l’investisse­ment à impact social, etc. « J’ai rencontré Bertrand lors d’un voyage présidenti­el avec Emmanuel Macron à Washington, se souvient le roi du pain, Éric Kayser. Dans la délégation, on le repère tout de suite, c’est le gars qui connaît tout le monde. » Badré réfute le désir d’influence, il « aime les gens », c’est tout. Mais, parfois, la gestion optimale de son réseau ne se fait pas sans douleur… Comme quand son amie Isabelle Kocher, alors directrice générale d’Engie, a été débarquée par le conseil d’administra­tion d’Engie, dont son amie Françoise Malrieu, ancienne associée gérante de Lazard, est un membre éminent. « J’ai essayé d’arranger les choses mais j’ai échoué », regrette-t-il.

À la lettre M surgit évidemment… Emmanuel Macron, qui a immédiatem­ent « fasciné » Bertrand Badré. Il le rencontre par le réseau de l’Inspection des finances : le jeune diplômé lui demande son parrainage pour être admis dans le prestigieu­x German Marshall Fund, une institutio­n américaine qui vise à promouvoir les relations transatlan­tiques (en organisant notamment des voyages aux États-Unis à la découverte de Washington et du tissu économique). « J’ai dit oui tout de suite. Au vu de la qualité du candidat, je ne risquais pas de me griller en proposant sa candidatur­e», sourit l’aîné. Les deux hommes n’ont jamais cessé d’entretenir un dialogue. Badré prépare des notes pour le président sur les taux d’intérêt, l’explosion des inégalités, les ravages de la crise sanitaire… Le fondateur de Blue like an Orange a été promu officier de la Légion d’honneur le 1er janvier 2020. Il avait obtenu de se faire remettre la décoration des mains du chef de l’État, mais les agapes élyséennes ont été repoussées sine die pour cause de Covid-19.

Bertrand Badré est décidément un cas à part dans le microcosme français des affaires, qui est, par nature, plutôt maladiveme­nt discret. Il semble beaucoup apprécier la mise en scène de lui-même, il a créé un site Internet à sa gloire (bertrandba­dre.com), où il présente sa vie et son oeuvre. Il n’hésite pas à poster sur Instagram des photos de lui en vacances, en bermuda, les bras levés vers le ciel. « Je ne suis pas parfait, j’agace parfois, mais… je me frotte au réel. C’est si facile de rester au bord, de regarder et de dire : “Ça ne va pas du tout, il faut faire ci et ça…” C’est autre chose de prendre le risque de se salir les mains. Je ne suis pas un saint, bien sûr, mais je ne crois pas non plus être un démon. »

« Dans la délégation, on le repère tout de suite, c’est le gars qui connaît tout le monde. » Éric Kayser

 ??  ?? Foi. Bertrand Badré dans l’église SaintGerma­in-des-Prés, à Paris, le 2 octobre 2020.
Foi. Bertrand Badré dans l’église SaintGerma­in-des-Prés, à Paris, le 2 octobre 2020.
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 ??  ?? Incognito. Bertrand Badré participe à une manifestat­ion contre les armes à feu
– « March for Our Lives » –, à Washington, en mars 2018.
Incognito. Bertrand Badré participe à une manifestat­ion contre les armes à feu – « March for Our Lives » –, à Washington, en mars 2018.
 ??  ?? « Voulons-nous (sérieuseme­nt) changer le monde ? », de Bertrand Badré. (Mame Éditions, 200 p., 17 €).
« Voulons-nous (sérieuseme­nt) changer le monde ? », de Bertrand Badré. (Mame Éditions, 200 p., 17 €).
 ??  ?? Partage. Le directeur général de la Banque mondiale au Rwanda, pour un projet agricole, en 2014.
Partage. Le directeur général de la Banque mondiale au Rwanda, pour un projet agricole, en 2014.
 ??  ?? Puissants. Avec Gordon Brown, ancien Premier ministre britanniqu­e, et Emmanuel Macron, à New York, en 2017.
Puissants. Avec Gordon Brown, ancien Premier ministre britanniqu­e, et Emmanuel Macron, à New York, en 2017.

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