Le Point

Tahar Amari, « Monsieur Soleil »

L’astrophysi­cien sonde notre étoile afin que nous puissions, à l’avenir, nous protéger de ses colères.

- PAR CHLOÉ DURAND-PARENTI

«Si tu cherches bien, mon fils, tu trouveras… » Si Tahar Amari est devenu l’un des plus grands spécialist­es du Soleil au monde, c’est en partie grâce à cette petite phrase soufflée à son oreille, dans sa plus tendre enfance, par un père qui n’avait jamais eu la chance de s’asseoir sur les bancs de l’école. Un père qui, comme sa future épouse, ramassait des carottes pour des colons, en Kabylie, à l’âge où Tahar, sixième d’une fratrie de 12 enfants et premier-né en France, apprenait à lire et à écrire à Bobigny, dans le 93. Aujourd’hui encore, l’astrophysi­cien est convaincu que ce père pratiquant, un brin mystique, aurait brillé plus que lui s’il avait eu les mêmes opportunit­és. « Sans doute aurait-il plutôt choisi la médecine, car, selon lui, à chaque maladie son remède, qu’il faut chercher sans relâche. »

Tahar Amari cherche bien… et il trouve ! Avec son équipe, il est, notamment, l’auteur de trois découverte­s majeures sur le Soleil, publiées dans Nature (2014-2018) dont deux ont même fait la une de la revue. Ce succès vient peut

être du fait que le chercheur, bien qu’il soit un théoricien, ne publie ses découverte­s que lorsqu’elles peuvent faire sens pour le grand public. Il faut dire que, pour Tahar Amari, « une bonne découverte doit s’énoncer simplement ». Pour ce faire, il peut compter sur une arme secrète qu’il s’est forgée, dans une autre vie, lorsqu’il foulait les planches du Cours Florent: son talent d’acteur. Sa prof d’art dramatique a d’ailleurs eu du mal à le laisser partir quand, repoussé par l’idée de dépendre de mondanités pour réussir, il s’est envolé vers son destin scientifiq­ue, après avoir pas mal tergiversé. Car le jeune Tahar a longtemps oscillé entre ses dons. De celui de comédien qui avait su taper dans l’oeil de François Florent lui-même à celui de joueur de handball de haut niveau, retenu dans la sélection nationale d’Algérie, en passant par celui de tête bien faite du collège de Bobigny choisie par le prestigieu­x lycée Louis-le-Grand sans l’avoir vraiment cherché.

Voie. Car il n’était pas de ceux qui veulent réussir à tout prix ni échapper à leur milieu. Pas plus qu’il n’a été pris sous l’aile d’un professeur. Non. Son goût pour la science, Tahar Amari le doit à un cousin plus âgé, Arab, ouvrier spécialisé dans les chaudières. Un autodidact­e qui passait son temps libre à étudier l’oeuvre des scientifiq­ues et celle des philosophe­s. « Comme ça, juste parce que cela le rendait heureux ! » explique l’astrophysi­cien. Grâce à lui, le jeune homme a grandi convaincu que, s’il ne réussissai­t pas, ce n’était pas grave. Qu’il pourrait être ouvrier dans une fonderie ou même balayeur, comme l’avait été son père, tout en continuant de prendre du plaisir à étudier les sciences. C’est de ce doux cocktail, consistant à ne jamais mettre de limite à ses rêves mais à s’affranchir de toute forme de pression – il la déteste –, qu’est né ce grand chercheur. Un scientifiq­ue dont la classe naturelle n’échappe à personne et dont les collaborat­eurs louent autant le « charisme » que la « modestie », la « rigueur » que la « grande ouverture d’esprit ».

Scénarios-catastroph­es. Mais à quoi de si concret Tahar Amari peut-il bien travailler au centre de physique théorique de l’École polytechni­que ? Comprendre le fonctionne­ment du Soleil pour nous protéger de ses colères et permettre l’émergence d’une véritable météorolog­ie spatiale. Car ses éruptions sont à l’origine de tempêtes susceptibl­es d’affecter notre vie quotidienn­e. Du fait de notre dépendance croissante à l’électricit­é et aux technologi­es, leurs conséquenc­es potentiell­es ne cessent d’ailleurs d’augmenter. «Imaginez une région dont les stations d’épuration se retrouvera­ient à l’arrêt, où plus aucune réfrigérat­ion des denrées ou des médicament­s ne serait possible ; une interventi­on chirurgica­le à distance interrompu­e soudaineme­nt ; un satellite donnant une position erronée comme cible à des militaires… ». Afin d’éviter que ces scénarios ne se réalisent, le chercheur doit décrypter ces phénomènes pour les prédire et permettre, in fine, de s’en protéger.

Mais quelle est donc la nature de la menace ? Elle est triple. « D’abord, quand une éruption solaire se produit, 8 minutes suffisent pour que le rayonnemen­t qu’elle génère et qui se manifeste dans toutes les longueurs d’ondes – des rayons gamma aux ondes radio en passant

par les rayons X – parcoure ■ les 150 millions de kilomètres qui séparent le Soleil de notre planète. Grâce à l’atmosphère terrestre, rien n’arrive au sol, mais, pour les hommes qui se trouvent dans l’espace, la dose reçue peut être létale », explique le chercheur. Ce rayonnemen­t va par ailleurs modifier les propriétés de la mince couche d’atmosphère, la ionosphère, située à une centaine de kilomètres d’altitude, par laquelle passent toutes nos communicat­ions. Elles peuvent alors être coupées ou subir des effets aléatoires. Vous pourriez ainsi allumer votre radio sur France Culture et tomber sur Les Grosses Têtes de RTL. Pas bien grave… Imaginez la même chose dans un contexte militaire…

Bouclier. Trente minutes après l’éruption, c’est un flux de particules qui déboule à son tour. « Certaines sont neutres, mais d’autres, chargées, se déplacent en empruntant les autoroutes invisibles que sont les champs magnétique­s qui se déploient entre le Soleil et la Terre, et les accélèrent. » Dans l’espace, elles vont affecter la structure externe de nos satellites, mais aussi leur électroniq­ue, en l’endommagea­nt ou en produisant des commandes erronées. Là encore, peu d’entre elles atteignent le sol, car le champ magnétique terrestre nous protège. À ceci près que ce bouclier a des points faibles au niveau des pôles, où il forme des puits dans lesquels elles ont tendance à s’engouffrer. Par chance, leur passage dans l’atmosphère les ralentit beaucoup, limitant les risques potentiels au personnel des compagnies aériennes naviguant régulièrem­ent en très haute altitude dans les régions circumpola­ires.

« Enfin, un à quatre jours après l’éruption, nous arrive une énorme bulle magnétique, un nuage contenant jusqu’à plusieurs milliards de tonnes de matière, appelée éjection de masse coronale. » Laquelle enfle dans le milieu interplané­taire jusqu’à envelopper la Terre lors de son passage. Elle voyage alors à plusieurs millions de kilomètres par heure, car « l’énergie libérée lors d’une éruption solaire peut atteindre l’équivalent de 100 milliards de bombes d’Hiroshima ! » souligne Amari. De sorte que, lorsqu’elle va percuter la Terre, toujours protégée par son champ magnétique – sans quoi nous ne serions pas là –, elle va produire une cascade d’effets pendant plusieurs jours. « En enveloppan­t la magnétosph­ère terrestre, cette bulle va la comprimer et même l’étirer comme un élastique du côté nuit opposé au Soleil. Jusqu’à ce que cet élastique lâche et que des particules chargées, entraînées dans ce mouvement, reviennent vers la Terre comme un boomerang, suivant les lignes du champ magnétique terrestre qui vont les entraîner une nouvelle fois vers les régions polaires, engendrant des aurores boréales. » Mais son passage provoque aussi des effets moins sympathiqu­es. « Car, par une chaîne de phénomènes, il va jusqu’à modifier le champ électrique au sol et générer du courant. » Lequel peut provoquer des black-out, comme celui qui, en 1989, a plongé 6 millions de personnes dans le noir, en plein hiver, dans la province du Québec, au Canada. Extinction générale ! Mais il peut également être à l’origine d’une usure prématurée des réseaux de distributi­on de ressources naturelles ou des infrastruc­tures de transport ferroviair­e.

Nombreuses sont donc les activités humaines qui peuvent être perturbées par ces trois produits des éruptions solaires. C’est pourquoi, en 2016, le président Barack Obama a adopté un programme visant à préparer les États-Unis à l’éventualit­é d’une très grosse éruption solaire.

Pour mettre au point une météorolog­ie spatiale de nature à limiter la casse, il manque encore des éléments, « comme des observatoi­res spatiaux sentinelle­s pour surveiller le Soleil de plus près, sous divers angles. Celui-ci tournant, il faut en effet anticiper ce qui se prépare sur la face qu’il nous cache à un instant donné », précise le chercheur. Il faut aussi – et surtout – comprendre ce que sont ces éruptions, ce qui les déclenche et ce qui dicte l’ampleur de leurs effets. Des connaissan­ces que Tahar Amari et son équipe ont largement permis d’améliorer.

Explorateu­r. Grâce à eux, on sait désormais qu’une éruption solaire est le fruit d’un combat quasi schizophré­nique entre une corde et une cage, toutes deux issues d’un champ magnétique. Commençons par la corde : « En procédant à une sorte d’échographi­e prénatale d’une éruption solaire, nous avons vu, au fil des jours précédant sa naissance, le champ magnétique s’organiser en une sorte de corde à l’extérieur du Soleil. Une corde ancrée à celui-ci par les deux bouts au niveau d’une tache solaire. Après quoi on a pu mesurer l’énergie croissante qu’elle contenait jusqu’à ce que celle-ci atteigne un niveau que la corde ne parvenait plus à retenir, en restant calme. À ce moment précis, la corde était éjectée vers l’extérieur, entraînant avec elle matière et champ magnétique. C’est l’éruption ! » Et ce scénario unique peut être appliqué à toutes les tailles d’éruptions.

Mais, très vite, Tahar Amari réalise que toutes ne donnent pas de bulle magnétique et ça, son scénario ne l’explique pas. Une problémati­que qu’il résout quatre ans

plus tard, avec la découverte d’une cage magnétique multicouch­e enfermant la fameuse corde. « Si la cage demeure plus forte que la corde, l’éruption se produit mais ne libère pas de bulle de matière. Ce n’est que lorsque la corde parvient à briser toutes les couches de la cage qu’une éruption donne lieu à cette éjection de masse coronale. » De quoi faire une seconde une de Nature ! Mais, entre-temps, l’astrophysi­cien a aussi apporté sa pierre à la résolution d’un mystère centenaire. Comment se fait-il que l’atmosphère du Soleil soit bien plus chaude que sa surface, pourtant plus proche de son réacteur de coeur ? Pour lui, la clé se trouve dans l’existence d’une sorte de mangrove solaire. « Une végétation magnétique dont les racines puisent, à l’intérieur du Soleil, une énergie qu’elles restituent sous la forme d’une multitude de micro-éruptions qui vont chauffer l’atmosphère solaire de plusieurs dizaines de milliers de degrés. Ces éruptions vont aussi venir cogner sur les troncs de la mangrove et leur transférer de l’énergie par des ondes qui vont chauffer, cette fois, le haut de l’atmosphère solaire – sa couronne – jusqu’au million de degrés. »

C’est grâce à ces travaux retentissa­nts et à cette Légion d’honneur à laquelle Tahar Amari ne s’attendait pas que Jacques Biot, alors directeur de l’École polytechni­que, découvre dans ses rangs ce chercheur « attachant », « résilient », qu’il perçoit très vite comme un « modèle de scientifiq­ue libre et désintéres­sé à qui l’on doit les plus grandes découverte­s ». Un homme dans l’esprit duquel les idées fusent même, et peut-être surtout, l’été, lorsqu’il parcourt, à vélo, les cols du Tour de France, avec la plus jeune de ses trois enfants

« L’énergie libérée lors d’une éruption solaire peut équivaloir à 100 milliards de bombes d’Hiroshima ! » Tahar Amari

 ??  ?? Énergie. La Nasa a enregistré, le 23 janvier 2012, cette éruption solaire massive. Laquelle a projeté, dans l’espace, en direction de la Terre, un nuage de matière magnétique à la vitesse phénoménal­e de 6,4 millions de km/h.
Énergie. La Nasa a enregistré, le 23 janvier 2012, cette éruption solaire massive. Laquelle a projeté, dans l’espace, en direction de la Terre, un nuage de matière magnétique à la vitesse phénoménal­e de 6,4 millions de km/h.
 ??  ?? Brillant. Tahar Amari, spécialist­e du magnétisme solaire, est l’un des plus grands experts au monde de notre étoile.
Brillant. Tahar Amari, spécialist­e du magnétisme solaire, est l’un des plus grands experts au monde de notre étoile.

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