Cinéma : dans le secret de l’opération Napoléon
8 000 pages de rapports, 100 000 mètres de pellicule… Au fort de Saint-Cyr, un commando reconstitue le film mythique d’Abel Gance.
Des galeries de pierre étouffées par un plafond voûté, traversé de tout son long par un épais cylindre de métal d’où s’échappe le vacarme d’une colonne d’aération. De part et d’autre, sur plusieurs niveaux, des étagères recouvertes de milliers de boîtes de films, posées les unes sur les autres, à plat pour éviter le gondolement des pellicules.
Bienvenue dans la « cathédrale », surnom donné à l’aile du fort de Saint-Cyr (Yvelines) où reposent une partie des archives non inflammables de la Cinémathèque française. Dans ce sanctuaire interdit au public, nous retrouvons un homme et sa mission : Georges Mourier, superviseur de la reconstruction et de la restauration de Napoléon, monument d’Abel Gance sorti en 1927. « Ce film est un rêve devenu réalité. Pour le réaliser, Gance a inventé un langage cinématographique et les outils qui vont avec, produisant ainsi l’un des trois grands chefs-d’oeuvre du cinéma muet, avec Metropolis, de Fritz Lang, et Intolérance, de D. W. Griffith », rappelle notre hôte, alors que nous découvrons dans une salle à part, éberlués, plusieurs bobines nitrate du film, hautement inflammables, rapatriées de la cinémathèque de Belgrade et stockées dans des armoires blindées anti-incendie.
Pourquoi sauver ce chef-d’oeuvre, qui a déjà fait l’objet de cinq restaurations depuis 1949 ? Tout d’abord parce qu’aucun de ces liftings n’avait jusqu’ici bénéficié des technologies numériques. Mais surtout parce qu’en 2008 la Cinémathèque s’est rendu compte que, entre les divers remontages du film effectués par Abel Gance lui-même, ceux de certains distributeurs étrangers et ceux des restaurations précédentes, vingt-deux versions de Napoléon étaient en circulation dans le monde ! L’immense documentation papier du Fonds Abel-Gance (carnets de tournage, scénarios, critiques, lettres…), patiemment remise en ordre à la Cinémathèque entre 2002 et 2010 et à laquelle les responsables des précédentes restaurations n’avaient pas eu accès, atteste le colossal imbroglio que représente la structure exacte du film. D’abord chargé d’expertiser l’intégralité du fonds papier et image, Georges Mourier va se retrouver avec un bon millier de boîtes de documents et de bobines provenant des lieux où le film a été projeté depuis sa naissance. Les cinémathèques de New York, Copenhague, Bruxelles, Toulouse, Ajaccio, Belgrade, qui conservent toutes des bobines de Napoléon, sont sollicitées. Et au fil de ses recherches, flanqué de Laure Marchaut, son assistante monteuse, Mourier fait une découverte capitale.
« Version Apollo ». Les précédentes restaurations ont toutes, sans le savoir, utilisé des éléments des diverses versions du film, et aucune ne correspond au montage dit de la « version Apollo », d’une durée initiale de neuf heures trente, projetée par Gance en avant-première, en mai 1927, aux distributeurs et à la presse. Parallèlement, Mourier retrouve, dans ces mêmes archives, ce qu’il nommera la «pierre de Rosette » : le séquencier précis de cette mythique version Apollo, scène par scène, rédigé en 1969 (à partir
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« “Napoléon”, c’est un baobab dans un jardin français. Nous espérons sincèrement, pour la bonne santé mentale de tous les conservateurs du monde entier, que ce cas restera unique… » Georges Mourier
d’un document original de 1927) par Marie ■
Epstein, autrice avec Henri Langlois de la toute première restauration de Napoléon par la Cinémathèque. Héritier d’Indiana Jones et de Champollion, Mourier convainc donc la Cinémathèque qu’une reconstruction majeure du film est absolument nécessaire. Ce qui avait débuté comme une expertise de trois mois sur l’état du film pour la Cinémathèque française s’est transformé en une hydre mobilisant jusqu’à une vingtaine de personnes (en incluant les techniciens d’Éclair) et nécessitant 8000 pages de rapports divers, un visionnage de 100 000 mètres de pellicule 35 millimètres… et la création d’un appareil spécialement conçu pour cette restauration en 4K, le Nitroscan, mis en point en 2015. « Napoléon, vous y mettez le doigt et c’est tout le bras qui y passe », disait déjà Claude Pinoteau en 1971, lorsqu’il assistait Abel Gance sur Bonaparte et la Révolution, deuxième version sonore du film après celle de 1935, réalisée par le maître. Lequel ne put s’empêcher de tourner des scènes additionnelles, avec la bénédiction du tout jeune producteur Claude Lelouch. Et Mourier d’ajouter, non sans humour : « Napoléon, c’est un baobab dans un jardin français. Nous espérons sincèrement, pour la bonne santé mentale de tous les conservateurs du monde entier, que ce cas restera unique. »
Abel Gance est le premier coupable de ce casse-tête monumental. Napoléon, c’est l’oeuvre de sa vie. Une épopée directement inspirée de la démarche du réalisateur américain D. W. Griffith, que Gance admire et rencontrera en 1921 aux États-Unis. Fasciné par les héros qui ont changé le cours de l’Histoire, le Français
décide, au milieu des années 1920, de se consacrer à une immense fresque sur la vie de Napoléon Bonaparte. Un « biopic » comme on dirait aujourd’hui, en 6 volets, courant de la jeunesse de l’Aigle à sa captivité à Sainte-Hélène. Gance, qui vient de réaliser La Roue (1923), d’une durée de huit heures, n’est pas du genre à manquer d’ambition : le premier épisode dure près de dix heures, au terme desquelles le spectateur se trouve toujours à Montenotte, au début des campagnes d’Italie, en 1796, avec le futur empereur… Présenté au printemps 1927 dans deux versions – une courte (d’environ quatre heures !) pour le public à l’Opéra Garnier, et une longue (la fameuse version Apollo, de neuf heures trente) –, le film connaît d’emblée un succès phénoménal lors de sa sortie officielle, en novembre 1927, dans un montage intermédiaire d’environ sept heures. Aux spectateurs de l’époque Napoléon offre une prouesse technologique. Pour amener le champ de bataille dans la salle de cinéma, Gance a tourné avec trois caméras, disposé trois écrans les uns à côté des autres et accompagné son film, muet, d’une partition originale d’Arthur Honegger. Une vision panoramique, poétique et immersive qu’il nomme « polyvision » : l’ancêtre du format américain Cinérama et le précurseur des projections en écran large. Ainsi, le spectateur lit dans les pensées de Bonaparte, incarné par le ténébreux Albert Dieudonné – au centre du triptyque –, sur lequel se superposent tantôt Joséphine, tantôt un globe terrestre en rotation. De part et d’autre de ces images, sur les écrans de gauche et de droite, des nuées de soldats. La réalité
virtuelle avant l’heure, tandis que le procédé des surimpressions d’images inspireront moult cinéastes, dont Francis Ford Coppola pour l’ouverture d’Apocalypse Now. Mais ici prend fin le rêve. Abel Gance ne terminera jamais sa fresque en six parties – il a déjà dépensé l’essentiel de son budget, 18 millions de francs de l’époque, dans ce premier film-Everest. Les moyens manquent, la crise de 1929 n’arrange pas les financements, le parlant fait son apparition, et l’industrie du cinéma opère sa mue.
Pour le bicentenaire. Napoléon va traverser le siècle et irradier tous ceux qui croiseront sa route. Plusieurs admirateurs cinéphiles vont s’investir corps et âme à travers les décennies pour préserver la « cathédrale de lumière » de Gance. Parfois contre son propre bâtisseur, qui, pour sauver ses finances désastreuses dans les années 1940, continue de remonter son oeuvre, taille dans ses bobines pour fabriquer d’autres films… et finit, en 1948, par céder à Henri Langlois (cofondateur de la Cinémathèque) 40 boîtes censées contenir l’intégralité des versions Opéra et Apollo. Les négatifs sont hélas très incomplets, et le duo Langlois-Epstein sera le premier à tenter de reconstituer le Napoléon perdu pour une première restauration projetée au festival de Venise en 1953. En septembre 1979, il est projeté au Festival de Telluride, en plein air, dans une nouvelle restauration signée du Britannique Kevin Brownlow. Abel Gance est là. Le vieux maître est alors âgé de 89 ans. L’historien du cinéma Robert Harris, dont la société The Film Preserve et Francis Ford Coppola achetèrent à Claude Lelouch, en 1975, les droits internationaux de la version longue de Napoléon, se souvient : « En cours de film, Abel est rentré à son hôtel, il avait trop froid. Sa fenêtre donnant sur le parc, il a continué à voir le film depuis sa chambre. À 3 heures du matin, au générique de fin, le public s’est tourné vers lui pour une standing ovation. On avait l’impression d’un dieu contemplant son oeuvre au septième jour. C’était bouleversant. »
À ce jour, la sixième restauration est achevée environ aux deux tiers. Presque 3 millions d’euros ont été investis dans l’épopée, à laquelle Netflix France a récemment annoncé sa participation comme mécène, pour un montant non divulgué (le CNC a, quant à lui, contribué à hauteur de 650 000 euros). Napoléon version 2021, « dans sa version Rolls », comme dit Mourier, devrait être prêt pour novembre ou décembre. Et un jour sur Netflix, sous forme de série ? « Il n’y a rien de contractuel, mais pourquoi pas ? affirme Jean-Christophe Mikhailoff, directeur de la communication de la Cinémathèque. Après tout, Gance luimême a conçu Napoléon comme une série, et le premier film est chapitré. » Mourier confirme : « Dès 1927, Abel Gance avait modulé la distribution de Napoléon en fonction des salles : certaines ont programmé le film sur douze semaines, en douze épisodes d’un peu moins d’une heure ! » En quittant le fort de Saint-Cyr, un vertige nous saisit : Napoléon, odyssée monstre pensée pour immerger le spectateur en direct, redécouverte par toute une génération sous forme de série, sur l’écran plat du salon ? Voire sur un smartphone ? On aura tout vu !
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