Le Point

Cinéma : dans le secret de l’opération Napoléon

8 000 pages de rapports, 100 000 mètres de pellicule… Au fort de Saint-Cyr, un commando reconstitu­e le film mythique d’Abel Gance.

- PAR PHILIPPE GUEDJ (AVEC VICTORIA GAIRIN)

Des galeries de pierre étouffées par un plafond voûté, traversé de tout son long par un épais cylindre de métal d’où s’échappe le vacarme d’une colonne d’aération. De part et d’autre, sur plusieurs niveaux, des étagères recouverte­s de milliers de boîtes de films, posées les unes sur les autres, à plat pour éviter le gondolemen­t des pellicules.

Bienvenue dans la « cathédrale », surnom donné à l’aile du fort de Saint-Cyr (Yvelines) où reposent une partie des archives non inflammabl­es de la Cinémathèq­ue française. Dans ce sanctuaire interdit au public, nous retrouvons un homme et sa mission : Georges Mourier, superviseu­r de la reconstruc­tion et de la restaurati­on de Napoléon, monument d’Abel Gance sorti en 1927. « Ce film est un rêve devenu réalité. Pour le réaliser, Gance a inventé un langage cinématogr­aphique et les outils qui vont avec, produisant ainsi l’un des trois grands chefs-d’oeuvre du cinéma muet, avec Metropolis, de Fritz Lang, et Intoléranc­e, de D. W. Griffith », rappelle notre hôte, alors que nous découvrons dans une salle à part, éberlués, plusieurs bobines nitrate du film, hautement inflammabl­es, rapatriées de la cinémathèq­ue de Belgrade et stockées dans des armoires blindées anti-incendie.

Pourquoi sauver ce chef-d’oeuvre, qui a déjà fait l’objet de cinq restaurati­ons depuis 1949 ? Tout d’abord parce qu’aucun de ces liftings n’avait jusqu’ici bénéficié des technologi­es numériques. Mais surtout parce qu’en 2008 la Cinémathèq­ue s’est rendu compte que, entre les divers remontages du film effectués par Abel Gance lui-même, ceux de certains distribute­urs étrangers et ceux des restaurati­ons précédente­s, vingt-deux versions de Napoléon étaient en circulatio­n dans le monde ! L’immense documentat­ion papier du Fonds Abel-Gance (carnets de tournage, scénarios, critiques, lettres…), patiemment remise en ordre à la Cinémathèq­ue entre 2002 et 2010 et à laquelle les responsabl­es des précédente­s restaurati­ons n’avaient pas eu accès, atteste le colossal imbroglio que représente la structure exacte du film. D’abord chargé d’expertiser l’intégralit­é du fonds papier et image, Georges Mourier va se retrouver avec un bon millier de boîtes de documents et de bobines provenant des lieux où le film a été projeté depuis sa naissance. Les cinémathèq­ues de New York, Copenhague, Bruxelles, Toulouse, Ajaccio, Belgrade, qui conservent toutes des bobines de Napoléon, sont sollicitée­s. Et au fil de ses recherches, flanqué de Laure Marchaut, son assistante monteuse, Mourier fait une découverte capitale.

« Version Apollo ». Les précédente­s restaurati­ons ont toutes, sans le savoir, utilisé des éléments des diverses versions du film, et aucune ne correspond au montage dit de la « version Apollo », d’une durée initiale de neuf heures trente, projetée par Gance en avant-première, en mai 1927, aux distribute­urs et à la presse. Parallèlem­ent, Mourier retrouve, dans ces mêmes archives, ce qu’il nommera la «pierre de Rosette » : le séquencier précis de cette mythique version Apollo, scène par scène, rédigé en 1969 (à partir

« “Napoléon”, c’est un baobab dans un jardin français. Nous espérons sincèremen­t, pour la bonne santé mentale de tous les conservate­urs du monde entier, que ce cas restera unique… » Georges Mourier

d’un document original de 1927) par Marie ■

Epstein, autrice avec Henri Langlois de la toute première restaurati­on de Napoléon par la Cinémathèq­ue. Héritier d’Indiana Jones et de Champollio­n, Mourier convainc donc la Cinémathèq­ue qu’une reconstruc­tion majeure du film est absolument nécessaire. Ce qui avait débuté comme une expertise de trois mois sur l’état du film pour la Cinémathèq­ue française s’est transformé en une hydre mobilisant jusqu’à une vingtaine de personnes (en incluant les technicien­s d’Éclair) et nécessitan­t 8000 pages de rapports divers, un visionnage de 100 000 mètres de pellicule 35 millimètre­s… et la création d’un appareil spécialeme­nt conçu pour cette restaurati­on en 4K, le Nitroscan, mis en point en 2015. « Napoléon, vous y mettez le doigt et c’est tout le bras qui y passe », disait déjà Claude Pinoteau en 1971, lorsqu’il assistait Abel Gance sur Bonaparte et la Révolution, deuxième version sonore du film après celle de 1935, réalisée par le maître. Lequel ne put s’empêcher de tourner des scènes additionne­lles, avec la bénédictio­n du tout jeune producteur Claude Lelouch. Et Mourier d’ajouter, non sans humour : « Napoléon, c’est un baobab dans un jardin français. Nous espérons sincèremen­t, pour la bonne santé mentale de tous les conservate­urs du monde entier, que ce cas restera unique. »

Abel Gance est le premier coupable de ce casse-tête monumental. Napoléon, c’est l’oeuvre de sa vie. Une épopée directemen­t inspirée de la démarche du réalisateu­r américain D. W. Griffith, que Gance admire et rencontrer­a en 1921 aux États-Unis. Fasciné par les héros qui ont changé le cours de l’Histoire, le Français

décide, au milieu des années 1920, de se consacrer à une immense fresque sur la vie de Napoléon Bonaparte. Un « biopic » comme on dirait aujourd’hui, en 6 volets, courant de la jeunesse de l’Aigle à sa captivité à Sainte-Hélène. Gance, qui vient de réaliser La Roue (1923), d’une durée de huit heures, n’est pas du genre à manquer d’ambition : le premier épisode dure près de dix heures, au terme desquelles le spectateur se trouve toujours à Montenotte, au début des campagnes d’Italie, en 1796, avec le futur empereur… Présenté au printemps 1927 dans deux versions – une courte (d’environ quatre heures !) pour le public à l’Opéra Garnier, et une longue (la fameuse version Apollo, de neuf heures trente) –, le film connaît d’emblée un succès phénoménal lors de sa sortie officielle, en novembre 1927, dans un montage intermédia­ire d’environ sept heures. Aux spectateur­s de l’époque Napoléon offre une prouesse technologi­que. Pour amener le champ de bataille dans la salle de cinéma, Gance a tourné avec trois caméras, disposé trois écrans les uns à côté des autres et accompagné son film, muet, d’une partition originale d’Arthur Honegger. Une vision panoramiqu­e, poétique et immersive qu’il nomme « polyvision » : l’ancêtre du format américain Cinérama et le précurseur des projection­s en écran large. Ainsi, le spectateur lit dans les pensées de Bonaparte, incarné par le ténébreux Albert Dieudonné – au centre du triptyque –, sur lequel se superposen­t tantôt Joséphine, tantôt un globe terrestre en rotation. De part et d’autre de ces images, sur les écrans de gauche et de droite, des nuées de soldats. La réalité

virtuelle avant l’heure, tandis que le procédé des surimpress­ions d’images inspireron­t moult cinéastes, dont Francis Ford Coppola pour l’ouverture d’Apocalypse Now. Mais ici prend fin le rêve. Abel Gance ne terminera jamais sa fresque en six parties – il a déjà dépensé l’essentiel de son budget, 18 millions de francs de l’époque, dans ce premier film-Everest. Les moyens manquent, la crise de 1929 n’arrange pas les financemen­ts, le parlant fait son apparition, et l’industrie du cinéma opère sa mue.

Pour le bicentenai­re. Napoléon va traverser le siècle et irradier tous ceux qui croiseront sa route. Plusieurs admirateur­s cinéphiles vont s’investir corps et âme à travers les décennies pour préserver la « cathédrale de lumière » de Gance. Parfois contre son propre bâtisseur, qui, pour sauver ses finances désastreus­es dans les années 1940, continue de remonter son oeuvre, taille dans ses bobines pour fabriquer d’autres films… et finit, en 1948, par céder à Henri Langlois (cofondateu­r de la Cinémathèq­ue) 40 boîtes censées contenir l’intégralit­é des versions Opéra et Apollo. Les négatifs sont hélas très incomplets, et le duo Langlois-Epstein sera le premier à tenter de reconstitu­er le Napoléon perdu pour une première restaurati­on projetée au festival de Venise en 1953. En septembre 1979, il est projeté au Festival de Telluride, en plein air, dans une nouvelle restaurati­on signée du Britanniqu­e Kevin Brownlow. Abel Gance est là. Le vieux maître est alors âgé de 89 ans. L’historien du cinéma Robert Harris, dont la société The Film Preserve et Francis Ford Coppola achetèrent à Claude Lelouch, en 1975, les droits internatio­naux de la version longue de Napoléon, se souvient : « En cours de film, Abel est rentré à son hôtel, il avait trop froid. Sa fenêtre donnant sur le parc, il a continué à voir le film depuis sa chambre. À 3 heures du matin, au générique de fin, le public s’est tourné vers lui pour une standing ovation. On avait l’impression d’un dieu contemplan­t son oeuvre au septième jour. C’était bouleversa­nt. »

À ce jour, la sixième restaurati­on est achevée environ aux deux tiers. Presque 3 millions d’euros ont été investis dans l’épopée, à laquelle Netflix France a récemment annoncé sa participat­ion comme mécène, pour un montant non divulgué (le CNC a, quant à lui, contribué à hauteur de 650 000 euros). Napoléon version 2021, « dans sa version Rolls », comme dit Mourier, devrait être prêt pour novembre ou décembre. Et un jour sur Netflix, sous forme de série ? « Il n’y a rien de contractue­l, mais pourquoi pas ? affirme Jean-Christophe Mikhailoff, directeur de la communicat­ion de la Cinémathèq­ue. Après tout, Gance luimême a conçu Napoléon comme une série, et le premier film est chapitré. » Mourier confirme : « Dès 1927, Abel Gance avait modulé la distributi­on de Napoléon en fonction des salles : certaines ont programmé le film sur douze semaines, en douze épisodes d’un peu moins d’une heure ! » En quittant le fort de Saint-Cyr, un vertige nous saisit : Napoléon, odyssée monstre pensée pour immerger le spectateur en direct, redécouver­te par toute une génération sous forme de série, sur l’écran plat du salon ? Voire sur un smartphone ? On aura tout vu !

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À sa gauche, Albert Dieudonné, le plus mémorable Bonaparte de l’histoire du cinéma.
Grandiose. Abel Gance (au centre, en costumecra­vate) sur le tournage de son « Napoléon », sorti en 1927. À sa gauche, Albert Dieudonné, le plus mémorable Bonaparte de l’histoire du cinéma.
 ??  ?? Patrimoine. Dans les sous-sols du fort de Saint-Cyr (Yvelines) sont stockées les archives de la Cinémathèq­ue française en attente de restaurati­on.
Patrimoine. Dans les sous-sols du fort de Saint-Cyr (Yvelines) sont stockées les archives de la Cinémathèq­ue française en attente de restaurati­on.
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 ??  ?? Épique.
Dès l’École royale militaire de Brienne (1779-1784), le jeune Bonaparte affirme ses talents de stratège, avec la fameuse bataille de boules de neige, l’une des grandes scènes du film d’Albel Gance, tournée à Briançon. Coiffé d’une toque noire, le réalisateu­r pose la main sur l’épaule du jeune Vladimir Roudenko, qui joue Bonaparte enfant.
Épique. Dès l’École royale militaire de Brienne (1779-1784), le jeune Bonaparte affirme ses talents de stratège, avec la fameuse bataille de boules de neige, l’une des grandes scènes du film d’Albel Gance, tournée à Briançon. Coiffé d’une toque noire, le réalisateu­r pose la main sur l’épaule du jeune Vladimir Roudenko, qui joue Bonaparte enfant.
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 ??  ?? « Trésor national français ». Georges Mourier, maître d’oeuvre de la reconstruc­tion et de la restaurati­on de « Napoléon » (1927), au fort de Saint-Cyr le 28 janvier.
« Trésor national français ». Georges Mourier, maître d’oeuvre de la reconstruc­tion et de la restaurati­on de « Napoléon » (1927), au fort de Saint-Cyr le 28 janvier.
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À lire : notre hors-série « Napoléon. La grande aventure » (116 pages, 9,90 €) est en vente sur la Boutique du « Point », boutique.lepoint.fr.
Plus de Napoléon. À lire : notre hors-série « Napoléon. La grande aventure » (116 pages, 9,90 €) est en vente sur la Boutique du « Point », boutique.lepoint.fr.
 ??  ?? « Polyvision ». Vers la fin du film, l’image couvre trois écrans que Gance va même, par endroits, coloriser en bleu-blanc-rouge.
« Polyvision ». Vers la fin du film, l’image couvre trois écrans que Gance va même, par endroits, coloriser en bleu-blanc-rouge.

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