Mode : de la couture littéraire
Virginia Woolf, Italo Calvino et Louise de Vilmorin se sont invités dans les défilés pour l’été 2021. Un flirt poussé entre mode et littérature…
Tout le monde ne lit pas Virginia Woolf dans le texte – ce que l’on peut regretter – ni ne collectionne les différentes éditions de son Orlando, paru en 1928 – ce qui est tout aussi dommage pour cette oeuvre mythique dont le héros éponyme se balade de la cour d’Elizabeth Ire aux années 1920 en changeant, sans sourciller, de sexe au passage. Kim Jones, directeur artistique de Fendi, si. Une passion littéraire et bibliophile – il possède trois des exemplaires envoyés par Virginia à Vita Sackville-West, avec qui Woolf entretint une relation amoureuse et à qui l’oeuvre est dédiée. Cette fascination ne date pas d’hier: enfant, Kim Jones habitait à deux pas de la maison de l’écrivaine, Monk’s House. Une passion profonde, donc, qui le conduit à inscrire ses pas dans ceux de la romancière pour son premier opus couture chez Fendi.
Certes, les ponts entre pages et dentelles ne datent pas d’hier. Qu’aurait été le Lagarde et Michard sans les basques et les rubans de Monsieur Jourdain, la casquette du jeune Bovary ou les souliers rouges de la duchesse de Guermantes, acmé du genre s’il en est – les paperolles des manuscrits proustiens ne sont-ils pas les ourlets de La Recherche ?
L’échange est loin d’être inégal : livres et héros aiment les feux des défilés – même numériques – et le chuchoté des salons de couture. Cette saison, Chanel lance ainsi des « rendez-vous littéraires » avec Charlotte Casiraghi autour de figures nourrissant l’imaginaire de la Rue Cambon, à l’instar de Lou Andreas-Salomé. Une manière d’écho intellectualisé du premier défilé couture en solo de Virginie Viard, dont le décor était une bibliothèque rêvée…
Ces liaisons entre univers de création vont de la simple oeillade – Charles de
Qu’aurait été le Lagarde et Michard sans la casquette du jeune Bovary ou les souliers rouges de la duchesse de Guermantes ?
Vilmorin, nouvelle coqueluche de la couture, n’est-il pas le petit-neveu de Louise de Vilmorin ? – au flirt poussé. Maria Grazia Chiuri, chez Dior, a ainsi convoqué pour sa collection couture printemps-été 2021 Italo Calvino et son Château des destins croisés pour explorer le tarot Visconti, qui d’objet littéraire devient sujet de mode – ses cartes, de la papesse au pendu, sont les héroïnes de la collection et du film onirique de Matteo Garrone qui la présente.
Jeu de miroirs. À ce jeu d’inspiration, Orlando n’est pas en reste – Rei Kawabuko pour Comme des Garçons ou Christopher Bailey pour Burberry s’en étaient déjà emparés. Mais il prend une nouvelle ampleur tant il résonne avec l’époque, tant Kim Jones l’embrasse dans sa totalité – des vêtements au mode de présentation de sa collection. Orlando, transcendant les âges et les sexes, constitue en effet la réponse la plus élaborée qui soit aux interrogations sur le genre en général et la sexualisation du vestiaire en particulier – on est loin d’un manifeste cisgenre binaire. L’intimité de Jones avec le texte – jamais avare de considérations sur l’essence, le porté et la signification du vêtement – nourrit la collection : ici, une minaudière semble être le livre de prières de Marie Stuart, accessoire légendaire du roman ; là, un justaucorps de fourrure fait de l’oeil au pourpoint masculin de l’ère élisabéthaine – époque où débute le roman ; là encore, un décolleté s’est échappé des illustrations de l’édition originale de Hogarth Press – la page 145 ne dévoilet-elle pas une photographie de Vita Sackville-West en « Orlando lors de son retour en Angleterre », dont le plissé a visiblement inspiré le couturier ?
Comme toute bonne traduction, celle-ci n’est pas littérale. Et Jones de rendre pertinentes les correspondances en inscrivant son propos dans un jeu de miroirs avec le contexte de l’oeuvre – en l’occurrence le Bloomsbury Group, qui agrégeait autour de Woolf peintres, éditeurs, poètes et écrivains, d’E. M. Forster à T. S. Eliot. Une famille d’élection que
Jones a, mutatis mutandis, récréé dans un casting d’intimes de tout genre, mêlant affection et liens du sang – Kate Moss et sa fille, Christy Turlington et son neveu, Delfina Delettrez-Fendi et sa soeur Leonetta. Ces femmes fortes – et quelques hommes donc (habitués parfois des défilés de Kim Jones pour l’univers masculin de Dior) – s’inscrivent finalement dans la tradition de haute civilisation de cette maison romaine, dirigée artistiquement pendant plus de cinquante ans par un autre grand lecteur, Karl Lagerfeld. La preuve qu’en mode, comme en littérature, le pas de côté est toujours préférable au pastiche. Et qu’un défilé, comme un roman – du moins comme Orlando –, peut être tout autant une lettre d’amour qu’un discours du récit amoureux
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