Canapé vs révolutions, par Kamel Daoud
Des printemps arabes à Navalny : pourquoi il faut se méfier de l’effet grossissant des médias occidentaux.
Il y a quelque chose du vieux télescope dans l’effet de loupe des médias occidentaux sur les «révolutions» des tiers pays : à cause des grandes distances et de la vitesse de la lumière, les « révolutions » sont sans images quand elles ont lieu et déjà mortes quand les rédactions occidentales s’y intéressent. Du coup, quand on habite le « Sud », on se méfie un peu de cet effet grossissant du réel autochtone par le canapé du Nord. On en connaît les artifices, les limites et les erreurs. On garde raison face à l’enthousiasme, surtout. C’est que les comptes rendus de la chute d’un dictateur, ou du moins de son destin troublé par une opposition naissante, font souvent dans l’à côté et expriment plutôt une vision de ferveur qu’une bonne analyse politique d’un pays soumis au changement. Regardons du côté russe ou turc, par exemple. On s’accorde déjà à voir dans Navalny, l’opposant à Poutine, ou dans la grève des étudiants de l’université de Bogazici, à Istanbul, un possible premier domino. On tourne alors le Hubble médiatique vers ces pulsars, on disserte sur le poids et la démesure du militant local et on s’émeut en imaginant la fin de Poutine ou la déchéance d’Erdogan.
L’orientalisme n’étant que « l’autre selon soi » (formule de Jean-Paul Charnay), il en va de même de l’intérêt pour les révolutions dans les pays de l’ailleurs. On y voit l’illustration du bien universel triomphant, de l’idée de la démocratie inventée et incarnée par l’Occident ; dans le sort du militant s’opposant au dictateur, il y a quelque chose qui ressemble au martyre ancien, à l’ordalie par le feu du Moyen Âge ou au destin prométhéen. Ainsi s’explique que l’on accorde à l’opposant les stigmates de la sainteté avant que celui-ci ne se révèle tel qu’il est le jour où il parvient au pouvoir: un produit local, qui sera soumis aux lois, aux commerces et aux calculs du pays, souvent loin de l’idéal occidental. On s’en détourne alors très vite, car une révolution est un plat que l’on a horreur de manger froid, et les soulèvements se démodent souvent à la vitesse des voitures bas de gamme.
Mais il ne s’agit pas seulement d’un effet de projection. Dans l’erreur occidentale sur les révolutions « orientales », il y a aussi l’aveu de faiblesse et de manque de rigueur. Le pays de la dictature est loin, on n’y a pas accès facilement, et le choix se porte, par défaut, sur des figures locales, des correspondants militants. On y récolte le feu ardent au plus près de la source, mais on est souvent trompé par le manque d’objectivité concomitante. Sur place, l’activiste d’une révolution en cours est prompt à la propagande, même de bonne foi. L’effet télescope des médias occidentaux se trouve dès lors soumis à la loi de l’informateur local, subjectif, inquiété, paralysé par la prudence et la surveillance, tenté par les chiffres gonflés, les photos trop cadrées. L’erreur est superbement mécanique. Autre détail : une dictature, c’est souvent la moitié d’un peuple qui y consent, s’en nourrit et y trouve salaire, refuge ou toiture. L’Occident idéalise souvent la « liberté » et croit qu’elle a la primauté sur la sécurité ou le confort. Erreur majestueuse, mais erreur tout de même. On estime qu’un dictateur inquiété par un opposant ou par une foule dans la rue est déjà bien seul, alors que c’est faux. La clientèle pèse souvent plus que le « peuple ». Là aussi, l’erreur vient de la mécanique, car un télescope ne vaut jamais une poignée de main pour tâter les muscles et les convictions du vis-à-vis. Pour toutes ces raisons, le chroniqueur se méfie des enthousiasmes médiatiques pour la démocratie. S’il croit que le plus beau spectacle est celui qui voit choir la statue d’un dictateur, il préfère, pour éviter la déception, lire les aventures de Navalny avec prudence et distance. Pour le vivre encore dans le cas de l’Algérie, il connaît ces plis parfois ridicules, souvent amusants, des médias étrangers lorsqu’ils font d’une « révolution » leur sujet. À cause des distances cosmiques, la lumière trompe énormément sur les réalités. On y oublie qu’une « révolution » n’est pas un spectacle et que, quand elle le devient, elle est déjà perdue
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L’effet télescope se trouve soumis à la loi de l’informateur local, subjectif, paralysé par la prudence et la surveillance.