Le Point

Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely : comment les surdiplômé­s transforme­nt la France

Dans « Génération surdiplômé­e » (Odile Jacob), Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely montrent que le nouveau clivage des sociétés développée­s repose moins sur le revenu que sur le niveau de diplôme. Entretien.

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«L’éducation, l’éducation, l’éducation », telle était la ligne directrice de la campagne du travaillis­te Tony Blair aux élections de 1997. « L’éducation, l’éducation, l’éducation », tel est aussi le constat que Monique Dagnaud, sociologue et directrice de recherche au CNRS, et JeanLauren­t Cassely, journalist­e et essayiste, établissen­t dans un ouvrage passionnan­t où ils montrent que le nouveau clivage de notre temps, en France comme dans les autres sociétés développée­s, repose moins sur le revenu – notamment la distinctio­n entre les très riches et les autres – que sur le niveau de diplôme. Génération surdiplômé­e : les 20 % qui transforme­nt la France (Odile Jacob) s’intéresse plus précisémen­t aux 20% les plus diplômés de la génération Y. Fondée sur un sondage effectué par l’Ifop et sur des entretiens biographiq­ues, cette étude révèle à la fois l’homogénéit­é culturelle de cette nouvelle classe, son influence sur le reste de la société, mais aussi sa distance vis-à-vis des autres couches sociales.

Le Point: Comment en êtes-vous arrivés à définir les surdiplômé­s comme une classe à part?

Monique Dagnaud: Quand on parle des « élites », c’est toujours en termes très vagues. Or la spécificit­é de nos sociétés développée­s est de comporter beaucoup de diplômés du supérieur : 45 % des personnes, dans les dernières génération­s, le sont. Et parmi elles, si l’on prend les 25-40 ans, une partie est composée de bac + 5 ou davantage, passés notamment par les grandes écoles, soit au total 20 % de cette classe d’âge. Cette minisociét­é en soi est le produit du boom éducatif qui a commencé dans les années 1970. Ce sont ces gens-là qui sont à certains égards aux commandes : ils occupent les fonctions intellectu­elles et d’expertise technologi­que, ils travaillen­t dans des grandes organisati­ons, ils créent des start-up, ils s’expriment à la radio et à la télévision. Notre livre apporte des éléments nouveaux, car ce clivage entre ces 20 % et le reste de leur génération, s’il existe dans les représenta­tions en France, n’y a pas été pensé sociologiq­uement.

Jean-Laurent Cassely : Notre propos est aussi que la grande classe moyenne des Trente Glorieuses n’existe plus. Quand on regarde la façon dont ces 20 % vivent, travaillen­t et se divertisse­nt, on voit que cet univers est en train de décrocher du reste. Un enclavemen­t au moins aussi préoccupan­t, d’ailleurs, que celui suscité par les inégalités économique­s. Quelles sont les caractéris­tiques des 20%?

M. D. : Ils rassemblen­t les anciennes catégories supérieure­s – médecins, architecte­s, cadres – et les cadres et innovateur­s de la nouvelle économie – consultant­s, startupeur­s et cadres associatif­s. Nous les avons séparés en deux groupes : la sous-élite, ceux qui fonctionne­nt de manière classique ; et ceux qui se positionne­nt en classe alternativ­e, l’alter-élite, qui, tant dans le travail que dans le mode de vie, expériment­e de nouveaux modèles. Ces jeunes sont très attachés à leur autonomie, sont mobiles et ont étudié ou travaillé à l’étranger.

Les 20 % qui occupent ces nouvelles profession­s tendent à vivre entre eux. Si vous travaillez à Slate ou au Point, ou que vous êtes consultant, ingénieur dans une start-up ou cadre dans la communicat­ion, vous ne voyez que des semblables. Ce phénomène est accentué par le fait que les 20 % se mettent en couple entre eux – et c’est là l’un des effets de la forte féminisati­on de l’université et des grandes écoles. Le paradoxe est donc que ces 20 % influencen­t et commentent la société tout en étant d’une certaine façon coupés de celle-ci. Vous évoquez l’absence de conceptual­isation sociologiq­ue des 20%.

J.-L. C.: En France, les études sur le 1 % et les classes populaires sont nombreuses, mais il y a peu de publicatio­ns sur les 20 %. C’est un angle mort. À part Emmanuel Todd, qui fait cette analyse en passant dans Après la démocratie, nous sommes les premiers, en France, à évoquer le clivage éducatif de cette façon. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, en revanche, c’est un sujet depuis les années 2000: Richard Florida parle de la « classe créative » dans The Rise of the Creative Class ; Richard Reeves des 20 % dans Dream Hoarders ; et David Goodhart, dans Les Deux Clans, de l’opposition entre les « Anywhere » (« Ceux qui sont de partout », pour désigner les diplômés mobiles des grandes villes) et les « Somewhere » (« Ceux qui sont de quelque part »).

M. D.: En France, à cause de l’héritage du marxisme, la société est surtout observée sous l’angle de l’opposition entre le capital et le travail. Mais la société n’est pas façonnée par les 1 %, qui restent mystérieux et n’offrent pas un vrai modèle. La classe « désirable », celle qui propose un mode de

vie, des idées et des valeurs – par exemple pour l’éducation des enfants –, c’est celle des 20%. Les 20% veulent bien vivre, bien être et faire le bien : on trouve chez eux beaucoup d’initiative­s à finalité altruiste.

J.-L. C.: La classe culturelle, médiatique et intellectu­elle est à la fois juge et partie puisque c’est elle qui produit du commentair­e sur sa propre existence. Elle préfère donc détourner le regard. Par ailleurs, il est plus facile de mettre tous les maux sur le dos des 1 %, il suffit, dit-on, de les imposer davantage. Mais que faire avec les 20 % ? C’est plus compliqué ! On ne peut pas « dé-diplômer » les gens ! On est donc loin d’une vision marxiste qui associerai­t à un salaire une classe donnée.

M. D.: On le sait depuis La Distinctio­n, de Bourdieu. Par ailleurs, dans une perspectiv­e marxiste, les personnes dotées d’un capital économique et culturel devraient a priori voter à droite. Or ce n’est pas du tout le cas des 20 %, qui se sentent proches soit du centre gauche ou du centre droit – de LREM –, soit de la gauche, soit des écolos. Quelle est la traduction politique de l’irruption de cette classe?

J.-L. C.: Les nouveaux mouvements politiques qui émergent aujourd’hui se définissen­t en fonction du clivage éducatif. Ce sont des Blancs riches, des classes moyennes ou plus démunis qui ont voté pour Donald Trump, mais ils ont en commun d’être peu diplômés. De même, les mouvements écologiste­s les plus récents sont essentiell­ement constitués de diplômés. Lors des municipale­s, à Marseille, à Bordeaux, à Lyon, on a pu observer le partage des 20 % entre ceux qui votent plutôt pour les alliances roses-vertes, ce que nous appelons

l’alter-élite, et une bourgeoisi­e plus classique, plus âgée, restée fidèle à la droite ou choisissan­t LREM. Le conflit interne à la bourgeoisi­e, demain, se jouera là. Vous décrivez cette classe comme «désirable», mais n’est-elle pas l’objet de critiques de la part de ceux qui l’estiment déconnecté­e?

M. D. : Les 20 %, même quand ils ont de petits salaires, vivent souvent dans un monde où les contrainte­s d’horaires et de hiérarchie sont moins nombreuses. Cette disparité avec les autres catégories sociales, en effet, peut susciter de la colère.

J.-L. C.: « Désirable » signifie que les médias et les cercles d’influence mettent en avant ce mode de vie. Mais le rapport du reste de la société avec cette classe est ambivalent. Les 20 % peuvent susciter l’agacement ou la jalousie non parce qu’ils sont plus aisés mais parce qu’ils donnent des leçons, volontaire­ment ou non. Sur Twitter, les débats sur la bagnole versus la trottinett­e sont irritants, car ils sont émis depuis un foyer central où la voiture n’est plus un enjeu depuis une décennie, alors que dans tout le reste du pays elle donne le la de la mobilité. On le voit aussi dans les études sur la consommati­on : à la suite du confinemen­t, les Français veulent retrouver leur niveau de vie perdu et une partie se montre sceptique à l’égard de la « sobriété heureuse » prônée par certains des 20 %. En fait, le « ruissellem­ent » culturel pourrait être un mythe : si elle s’enferme dans son entre-soi géographiq­ue, culturel et mental, cette population diplômée ne sera pas l’avant-garde qui nous conduira vers le monde d’après PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART ■

Génération surdiplômé­e : les 20 % qui transforme­nt la France, de Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely (Odile Jacob, 304 p., 22,90 €).

« Les 20 % influencen­t et commentent la société tout en étant d’une certaine façon coupés de celle-ci. »

 ??  ?? Diplômés. Remise de diplômes à HEC en 2011. Ces étudiants font partie des « 20 % », la classe « désirable », selon Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, celle qui propose un mode de vie, des idées et des valeurs.
Diplômés. Remise de diplômes à HEC en 2011. Ces étudiants font partie des « 20 % », la classe « désirable », selon Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, celle qui propose un mode de vie, des idées et des valeurs.

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