Les « 20 % », nouvelle fracture française, par Sébastien Le Fol
Thé, Chirac, repentance, Nixon… L’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine publie un « Dictionnaire amoureux de la géopolitique » (Plon/Fayard). Une leçon d’histoire toute personnelle.
De l’ancien collaborateur de François Mitterrand à l’Élysée on attendait une somme sérieuse et articulée sur la marche du monde, un peu de prospective ou un flot de souvenirs croustillants sur quelques rencontres improbables qui ont changé le cours de l’Histoire. Mais voilà, Hubert Védrine, qui fut aussi le ministre des Affaires étrangères (de 1997 à 2002) de Jacques Chirac et de Lionel Jospin, s’est déjà livré à cet exercice dans une quinzaine d’ouvrages, où il a partagé ses analyses et ses convictions. Cette fois-ci, l’objet est différent, presque jubilatoire. Malicieux, certainement. Avec la publication de son Dictionnaire amoureux de la géopolitique (Plon/ Fayard), Védrine nous offre une sorte de promenade de Waterloo à Yalta, où l’on croise Fernand Braudel et Talleyrand sous le regard amusé de Lech Walesa, d’Alexandre le Grand et de Bismarck. Le mot « dictionnaire » est trompeur. Car l’exercice de Védrine, avec ses dizaines d’entrées, est surtout subjectif. Il ne cache rien de ses passions et assume quelques définitions très personnelles. Un peu comme si l’ancien jeune homme d’à peine 30 ans qui prenait religieusement en note le contenu des discussions entre Deng Xiaoping et Mitterrand avait ■
voulu, quatre décennies plus tard, fournir à l’« honnête ■ homme » quelques-unes des clés intemporelles pour comprendre le XXIe siècle, ce drôle de moment (nous y sommes !) où tout bascule. Un petit bréviaire pour ne pas céder au vertige.
Le Point: Nous comptions sur vous pour nous éclairer sur le monde tel qu’il va. Pour décrypter Joe Biden, Xi Jinping et Vladimir Poutine… Et, au lieu de ça, vous nous faites redécouvrir, entre autres, le traité de Westphalie. Pourquoi ?
Hubert Védrine: Au moment où l’information et les réseaux sociaux hystérisent la pensée –et c’est particulièrement le cas en France, où nous adorons les polémiques–, j’avais envie de revisiter quelques concepts solides, de plonger dans l’Histoire, de prendre du recul. L’entrée « Traité de Westphalie » ne consiste pas à se pencher sur le making of et les subtilités de l’année 1648 – il faudrait 1 000 pages – mais à dire en quoi cet accord a façonné notre vision européenne du monde et les relations entre les États de notre continent, comment les intégrationnistes et les mondialistes en ont fait un repoussoir, alors que le génie de ce texte a permis à chaque prince en Europe de pratiquer son culte, ce qui mit fin à des guerres de religion particulièrement sanglantes. En clair, il affirme la souveraineté de chaque État sans empêcher la coopération entre ceux-ci. Or c’est justement à partir de cette problématique que se pense le projet européen. Que l’on se sente fédéraliste ou souverainiste, le traité de Westphalie constitue en réalité le socle de la discussion.
Après l’ «hyperpuissance américaine», cette expression que vous avez inventée il y a vingt ans et qui a beaucoup circulé, vous formulez un nouveau concept: l ’«irrealpolitik». Qu’entendez-vous par là?
L’idée dominante, dans les médias, dans l’opinion, c’est que la realpolitik, qui est finalement l’art subtil d’élaborer des compromis, serait le summum du cynisme. Je pense justement que l’« irrealpolitik », cet idéalisme issu du wilsonisme et du droit-de-l’hommisme qui se drape dans une fausse générosité ou dans un romantisme irréfléchi, entraîne des conséquences bien plus négatives. Elle vire même parfois au fanatisme.
Votre dictionnaire contient le mot «repentance»… Pourquoi?
Parce qu’elle envahit tout. C’est une attitude morale ou religieuse individuelle. Le chrétien se repent de sa mauvaise action, en échange de quoi il reçoit l’absolution et est lavé de ses péchés… Pourquoi pas ? À chacun d’y trouver ce qu’il y cherche. En revanche, depuis deux décennies, alors même qu’en Europe nos pratiques religieuses sont en déclin, nous avons choisi d’ériger le concept de repentance en principe collectif. Sur la question de la colonisation ou de l’esclavage, du fait d’une forme de volonté de revanche dans certains groupes et d’un masochisme dans d’autres (nous!), nous devrions être repentants. La vraie question est celle-ci : sommes-nous coupables de ce qu’ont fait nos ancêtres ? Sommes-nous responsables des tragédies du passé ? La réponse est évidemment non. Considère-t-on les jeunes Allemands d’aujourd’hui pour ce que leurs arrière-grands-parents ont fait entre 1933 et 1945 ? Combien de paysans bretons du début du XXe siècle ont entendu parler de la colonisation ? Quoi qu’en dise la Bible, nous, en tant qu’individus ou en tant que peuple, ne pouvons pas être responsables « jusqu’à la septième génération » des actes de nos aînés. Nous avons certes le devoir de corriger les effets de leurs politiques et, surtout, de clarifier les zones d’ombre historiques. Oui à la franchise historique, oui à l’honnêteté fac
« L’Histoire ne se construit pas sérieusement sur des mythes. Exemple avec “L’Europe, c’est la paix.” C’est faux ! »
tuelle. Elles sont indispensables. Mais il n’y a pas de raison de conditionner nos actions actuelles à un remords.
Vous avez aussi consacré une entrée au thé…
Mais oui. La géopolitique ne repose pas seulement sur quelques sommets entre États, sur des frontières, des guerres ou des accords. Pour comprendre le monde, il faut s’intéresser aux détails. Prenez les relations Chine-Europe. Si vous oubliez la guerre de l’Opium et que vous ne regardez que les flux économiques actuels entre l’Asie et l’Europe, vous passez à côté de l’essentiel. Les petits Chinois aujourd’hui font connaissance avec l’Occident « civilisateur » par une entrée : le sac du palais d’Été – le Versailles chinois, détruit en 1860 par 8 000 soldats français. Or, à l’origine de cette histoire, et bien avant la guerre de l’Opium, c’est la mainmise, à la fin du XVIIIe siècle, de la Grande-Bretagne sur le thé qui conditionne les relations conflictuelles entre l’Europe et l’Asie.
Vous vous amusez à revisiter certaines de nos certitudes. Nixon par exemple…
Dans son cas, c’est un délit de sale gueule. Bien sûr, sa présidence est marquée par le Watergate, la guerre au Vietnam, le soutien à la dictature chilienne… Mais tout de même ! Sa présidence, en matière diplomatique, est remarquable. Sous l’influence de Henry Kissinger, Nixon est le père du contrôle des armements avec l’URSS et du retour de la Chine dans le concert mondial.
Vous êtes remonté contre les «mythes» et contre une certaine forme de réécriture de l’Histoire.
Les mythes sont nécessaires à la construction d’un sentiment national. Mais l’Histoire ne se construit pas sérieusement sur des mythes. Je prends un exemple, le roman « européiste », qui affirme béatement : « L’Europe, c’est la paix. » C’est faux ! Qui élimine Hitler ? L’URSS et les États-Unis. L’Europe, ce n’est pas la paix. L’Union européenne n’est pas la mère de la paix, mais la fille de la paix. Ce n’est même pas à elle-même qu’elle doit sa prospérité. En 1946, le plan Marshall se décide à Washington pour que l’Europe ne bascule pas dans le camp de Staline. Au sortir de la guerre, les États-Unis sont la matrice de l’Otan et de la construction européenne car ils ont besoin d’alliés pour affronter l’URSS. L’Union européenne comme modèle pacifique, c’est donc une construction.
Vous proposez des entrées sur de Gaulle, Chirac et Mitterrand. À vos yeux, il n’y a plus de politique étrangère sous Sarkozy, Hollande et Macron?
Ce livre n’est ni consacré aux politiques étrangères ni destiné à commenter l’actualité. Ce qui est sûr, c’est que, depuis la fin de l’URSS et de la rivalité Est-Ouest, la France a plus de mal à faire entendre sa voix. Il y a 200 pays aux Nations unies et une quinzaine de « puissances ». La France reste une puissance « moyenne » d’influence mondiale. Mais il est vrai que le jeu change très vite PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN GUBERT
■ Extrait
L’Histoire, cet immense legs bouillonnant
Très jeune, j’ai adoré l’histoire, les «grands hommes», la géographie, le mouvement des civilisations, Élie Faure, René Grousset. J’ai dévoré les récits des explorateurs, rêvé sur les atlas, les vieux guides. C’est en lisant Kessel que j’ai préparé mon voyage en voiture en Afghanistan en 1969, sur la route de Nicolas Bouvier. Et aussi Malraux, Rimbaud, Frison-Roche, Paul-Émile Victor, Haroun Tazieff, Tibor Mende, Alexandra David-Néel et tant d’autres… Mais aussi Robert Guillain, ou Marcel Niedergang. J’étais imperméable aux idéologies, j’avais vécu 68 comme une fumisterie pittoresque. Je pensais aventures, grand large, « ailleurs ». (…) Je voulais devenir journaliste, grand reporter, comme Jean Lacouture. Et puis… la décision de tenter l’ENA, les hasards heureux, les péripéties et les rebondissements de la vie m’ont conduit à passer dix-neuf ans au coeur du pouvoir. (…) C’est donc dans un cockpit que j’ai vécu la fin de la guerre froide, l’effondrement de l’URSS, non pas la « fin de l’Histoire », mais, au contraire, sa remise en branle, les émergents contestant les puissances installées, dont les Européens ! (…) Qu’est-ce que l’Histoire a à nous dire ? Cet immense legs bouillonnant, brassé et réinterprété sans fin ? Exaltant et horrible. Qui peut nous éclairer comme nous enfermer. Quel sens pour nous ? On pourrait penser qu’elle n’a plus rien à nous dire dans le monde décloisonné, homogénéisé, instantané, « plat », globalo-américanisé et fébrilement connecté. Dans l’ère des foules et des masses passées au mixeur mondialisateur. Aurait-elle « du passé fait table rase » ? Et pourtant, tout indique que, sous la toile pelliculaire que forment les milliards d’internautes, le bain du globish, le mouvement brownien des peuples, le magma mondialisé et les appels au lynchage en Occident de tout ce qui n’est pas encore normalisé, facilité par les réseaux sociaux qui libèrent la haine, l’Histoire se poursuit. L’Histoire, avec ses forces souterraines et telluriques, l’économie et ses ouragans financiers bien sûr, mais toujours les nations, les identités, fussent-elles évolutives, les peuples, les idées, les peurs, les obsessions, les ambitions, les mémoires différentes (pas celles des catéchismes des devoirs de mémoire), avec tout ce qu’elles charrient. Le pire et le meilleur ■