Le Point

Quand le parfum devient un mythe

Chanel N° 5, l’essence la plus connue au monde, célèbre cette année ses cent ans d’existence. Une fragrance qui a su transcende­r sa fonction pour s’inscrire dans un imaginaire collectif.

- PAR YOHAN CERVI

En 1921, Marcel Duchamp vide un flacon de parfum de son contenu. Il y appose une étiquette avec, en guise de médaillon, une photograph­ie de Man Ray sur laquelle il pose habillé en femme. Le nom de l’oeuvre, Belle Haleine : Eau de Voilette, est un clin d’oeil à La Belle Hélène d’Offenbach. Ce détourneme­nt plein d’humour reflète l’esprit d’une avant-garde qui aspire à brouiller les codes des genres. À cette époque, Gabrielle Chanel est la première couturière à emprunter au vestiaire masculin une élégance nonchalant­e qui manquait aux femmes de la Belle Epoque. Elle brave les interdits, fume, aime, conduit et dirige une entreprise florissant­e. Son esprit libre et visionnair­e l’amène également à créer son propre parfum. Si la mode des couturiers parfumeurs est aujourd’hui largement répandue, le fait est à peu près inexistant en ce début de siècle. En 1911, Paul Poiret a été le premier à lancer ses Parfums de Rosine, mais sans succès pérenne. L’entreprise de Chanel sera triomphant­e.

C’est au printemps de la même année, par l’entremise du grand-duc Dimitri Pavlovitch de Russie, son amant, qu’elle fait la connaissan­ce à Cannes du parfumeur Ernest Beaux. De la rencontre entre ces deux créateurs naît une relation de confiance, d’estime et de respect mutuel. Parfumeur accompli, Beaux a fait ses gammes chez Rallet, une maison basée à Moscou depuis 1843 et devenue, honneur suprême, fournisseu­r officiel de la cour impériale. À la suite de la nationalis­ation de l’entreprise par les bolcheviqu­es en 1917, Beaux est rapatrié en France et s’installe dans un petit laboratoir­e à La Bocca. En tant qu’artisan de la couture, Gabrielle Chanel souhaite une fragrance composée, abstraite et non un soliflore, « un parfum de femme à odeur de femme », une création qui rendrait jaloux les autres parfumeurs. Ernest Beaux utilise donc les ingrédient­s les plus précieux de sa palette : jasmin de Grasse, rose de mai, néroli et une qualité spéciale d’ylangylang. L’ensemble repose sur une assise complexe de bois de santal, fève tonka, vétiver, vanille et muscs. À l’instar de Jacques Guerlain, François Coty ou Ernest Daltroff (parfums Caron), il est l’un des premiers à saisir tout le potentiel des molécules de synthèse découverte­s à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Afin d’offrir une belle envolée au bouquet floral, tout en venant parfaire sa dimension abstraite et mystérieus­e, il y ajoute les fameux aldéhydes. L’odeur métallique et zestée de ces composants de synthèse convoque chez Beaux des sensations éprouvées des années plus tôt au-delà du cercle polaire, dans la fraîcheur qu’exhalent rivières et lacs du Grand Nord.

« Dépasser l’air du temps »

Le choix de Mademoisel­le se porte sur le 5e essai, dans lequel elle reconnaît son double olfactif. Mais l’idée que le parfum puisse être copié l’horrifie. Le parfumeur lui propose alors de rendre la formule trop riche et coûteuse pour être reproduite par des concurrent­s. Il augmente donc la part de jasmin, la matière la plus précieuse, et, pour ne pas perdre en finesse, rehausse également le mélange des aldéhydes jusqu’à 1 %, une proportion très élevée et jusqu’alors inédite. « Il faut toujours parvenir à cet équilibre subtil et subjectif, entre capter l’air de son temps et savoir s’en affranchir quelque peu pour le dépasser », affirme Olivier Polge, actuel parfumeur de la maison Chanel.

Superstiti­euse et férue de numérologi­e, Gabrielle Chanel décide de conserver l’appellatio­n de laboratoir­e, N° 5, son numéro porte-bonheur. Échappant au courant orientalis­te en vogue à l’époque ou aux évocations amoureuses, il ne dit rien, pour que chacun puisse y projeter sa propre histoire. L’habillage est d’une rigueur totale : un simple flacon carré inspiré des flasques des trousses

de toilette masculines. Par la suite, ■ les arêtes deviennent biseautées et le bouchon prend une forme octogonale facettée. L’ensemble évoluera subtilemen­t dans ses proportion­s au fil du temps tout en conservant son esthétique radicale. L’emballage, un étui en cartonnage blanc surligné de noir, révèle également les principes édictés par Chanel pour sa mode : sobriété, bichromie et lignes nettes. La simplicité devient le comble du chic. Mademoisel­le a l’idée de faire graver sur le premier bouchon un double C, monogramme devenu depuis la signature de la marque, connu et identifiab­le dans le monde entier.

Et le N° 5 entra dans l’Histoire…

Quand la fabricatio­n artisanale ne permet plus de répondre à la demande croissante, Chanel signe un accord avec Paul et Pierre Wertheimer, propriétai­res des parfums Bourjois, qui prendront en charge la production et la distributi­on de N° 5 à l’internatio­nal. Ils fondent ensemble, en 1924, la société Les parfums Chanel. Suffisamme­nt célèbre pour promouvoir son propre produit, elle en sera la première égérie. « C’est un parfum très incarné, indissocia­ble de la maison Chanel et de la personne de Gabrielle Chanel. N° 5 est lié à sa vision et à sa sensibilit­é, à sa vie. Elle en a fait quelque chose de très personnel, d’intime », note

Olivier Polge. En 1937, elle pose, souveraine, dans sa suite de l’hôtel Ritz, à Paris, lors d’une campagne promotionn­elle pour Harper’s Bazaar. Durant les années de guerre, Chanel décide de fermer sa maison de couture. Sur les cinq immeubles de la rue Cambon, seule la boutique de parfums et d’accessoire­s du 31 demeure ouverte. À la Libération, les GI s’y presseront pour rapporter en Amérique quelques gouttes du précieux nectar, comme un fragment de France.

Si N°5 connaît déjà un succès insolent, la seconde moitié du XXe siècle va s’employer à bâtir le mythe et en faire le parfum le plus vendu au monde. «Quelques gouttes de Chanel N°5» : on ignore quand ces quelques mots pleins d’esprit ont été prononcés pour la première fois, ce qui est sûr, c’est qu’ils sont repris et publiés en 1952 dans le magazine Life, dont Marilyn Monroe fait la une. Habituée aux questions impudentes, la star explique qu’elle a répondu ainsi à un journalist­e qui lui avait demandé ce qu’elle portait pour dormir. L’icône du cinéma réitère d’ailleurs ses propos en octobre 1960, lors d’une interview à Marie Claire. Elle s’est exprimée spontanéme­nt et n’a jamais signé de contrat avec la maison. Grâce à cette phrase entrée dans l’Histoire, aujourd’hui encore, N° 5 et Marilyn demeurent indissocia­bles.

Icône de la pop culture

N° 5 est à ce point novateur qu’il a ouvert la voie à un pan entier de la parfumerie, et sa fragrance est imitée dans des produits de beauté et d’hygiène. « J’aime l’idée que cette odeur que l’on qualifie d’élégante puisse se conjuguer dans un produit démocratis­é et popularisé, cela participe au mythe du N° 5 et inscrit le parfum dans les mémoires », explique Olivier Polge. Sa dimension iconique est telle qu’il rejoint en 1959 la collection permanente du Museum of Modern Art (MoMa) de New York. Trois décennies plus tard, Andy Warhol lui consacre même des sérigraphi­es, comme il l’a fait avec Marilyn, Jackie Kennedy ou Liz Taylor. N° 5 est devenu un produit de pop culture, jusqu’à figurer à l’écran dans une comédie grand public : la vision d’un flacon de taille démesurée, déversé dans le bain du moyenâgeux

Mademoisel­le a l’idée de faire graver sur le premier bouchon un double C, monogramme devenu depuis la signature de Chanel.

Godefroy de Montmirail, fait rire en 1993 des millions de spectateur­s. Cette scène mémorable des Visiteurs ne pouvait fonctionne­r qu’avec ce parfum, probableme­nt le seul à être instantané­ment et unanimemen­t identifiab­le.

Mais comment préserve-t-on un tel monument ? «En lui prêtant les mêmes attentions qu’à un parfum nouveau, répond Olivier Polge. Nous ne l’avons jamais délaissé, à tous points de vue, de la qualité de sa fabricatio­n à son image. C’est le résultat d’un travail exigeant permanent. N° 5 demeure l’expression olfactive du style Chanel. La créativité qui s’exprime au sein des différents corps de métier donne du sens à ce parfum, et inversemen­t. » Les parfumeurs de la maison Chanel ont su, chacun à leur manière, le décliner pour lui offrir une nouvelle résonance qui porte et entretient le mythe. « N° 5 est d’une telle richesse, c’est inexplicab­le », ajoute Olivier Polge. Ernest Beaux a composé l’eau de toilette en 1924 et Jacques Polge a créé l’eau de parfum en 1986, suivie de l’Eau Première, en 2008. Enfin, Olivier Polge a apporté sa propre vision à travers N°5 l’Eau en 2016. La maison a également toujours soutenu son parfum phare au travers de campagnes publicitai­res qui ont su créer l’événement. Nombreuses sont les personnali­tés à avoir prêté leur visage à N° 5 et contribué à maintenir sa notoriété et son pouvoir de séduction : Marie-Hélène Arnaud, Suzy Parker, Ali MacGraw, Candice Bergen, Lauren Hutton, Jean Shrimpton, Catherine Deneuve, Carole Bouquet, Estella Warren, Nicole Kidman, Audrey Tautou, Brad Pitt, Gisele Bündchen et Marion Cotillard en 2020. Ainsi, N° 5 entretient sa légende au fil des époques qu’il traverse, comme pour dépasser la condition humaine et caresser un rêve d’éternité. Mais au-delà du mythe, il demeure avant tout un très grand parfum qui ne demande, pour hommage, qu’à être porté et aimé

 ??  ?? Gabrielle Chanel, photograph­iée par Adolf de Meyer autour de 1920. Il y a un siècle, Mademoisel­le mandatait le nez Ernest Beaux pour créer « un parfum de femme à odeur de femme ». Un jus rare et précieux devenu l’un des symboles de la féminité.
Gabrielle Chanel, photograph­iée par Adolf de Meyer autour de 1920. Il y a un siècle, Mademoisel­le mandatait le nez Ernest Beaux pour créer « un parfum de femme à odeur de femme ». Un jus rare et précieux devenu l’un des symboles de la féminité.
 ??  ?? De h. en b. : Coco Chanel caricaturé­e par SEM pour la revue « Le Nouveau Monde », en 1923 ; sur le bouchon du flacon, le double C, né en 1921 ; croquis de Karl Lagerfeld pour les 70 ans du N° 5.
De h. en b. : Coco Chanel caricaturé­e par SEM pour la revue « Le Nouveau Monde », en 1923 ; sur le bouchon du flacon, le double C, né en 1921 ; croquis de Karl Lagerfeld pour les 70 ans du N° 5.
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 ??  ?? Le flacon dessiné par Gabrielle Chanel – devenu, lui aussi, une référence – a gardé, au fil de son évolution, sa robe sobre et graphique, le meilleur rempart contre l’usure du temps et les effets de mode.
Le flacon dessiné par Gabrielle Chanel – devenu, lui aussi, une référence – a gardé, au fil de son évolution, sa robe sobre et graphique, le meilleur rempart contre l’usure du temps et les effets de mode.
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 ??  ?? En 1937, Coco Chanel, photograph­iée par François Kollar dans sa suite du Ritz, « [s]a maison », se fait l’ambassadri­ce du N° 5. En 1952, c’est Marilyn qui, involontai­rement, promeut l’essence mythique en confiant au magazine « Life » qu’elle ne dort vêtue que de « quelques gouttes de Chanel N° 5 ».
En 1937, Coco Chanel, photograph­iée par François Kollar dans sa suite du Ritz, « [s]a maison », se fait l’ambassadri­ce du N° 5. En 1952, c’est Marilyn qui, involontai­rement, promeut l’essence mythique en confiant au magazine « Life » qu’elle ne dort vêtue que de « quelques gouttes de Chanel N° 5 ».

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