Le Point

Captiver les étudiants : le défi des cours à distance

Contraints de dispenser leur enseigneme­nt en ligne, les professeur­s revoient leurs copies.

- PAR CLAIRE LEFEBVRE

Chaque matin, c’est la même routine pour Emma. Elle se lève à 8 h 15, prend son petit déjeuner, se douche, s’habille, allume son ordinateur, se connecte à la plateforme de son école. Et elle se recouche. « Je reste comme ça sous la couette une bonne partie de la matinée », confesse cette étudiante en dernière année d’école de commerce qui n’est pas retournée en cours depuis le 17 mars 2020. Et d’expliquer : « Les profs nous donnent le PowerPoint du cours à l’avance, donc on n’a pas besoin de prendre de notes. On peut passer les deux heures en mode radio si on veut. »

Voilà de quoi donner des palpitatio­ns à plus d’un enseignant du supérieur. Contraints d’effectuer leurs cours à distance de manière quasi continue depuis le début de la crise sanitaire, nombreux sont ceux qui s’inquiètent des façons de capter l’attention de leurs étudiants. Et surtout de la garder. « Pas simple quand vous êtes face à un écran noir sur lequel s’alignent en seul signe de présence de vos élèves des ronds de couleur portant leurs initiales », confie Jean-François Detout, professeur à Skema Business School. Sur Microsoft Teams, le logiciel recommandé par la plupart des écoles pour les cours à distance, les étudiants ne sont invités à allumer micro et caméra que lorsqu’ils prennent la parole. Le reste du temps, seul l’orateur est visible. D’où la sensation de donner des cours « à l’aveugle », explique l’enseignant. « Lorsqu’on est face à une trentaine de regards interrogat­ifs, ou manifestem­ent ailleurs, il est facile de jouer sur sa voix, de raconter une anecdote ou de lancer une question pour regagner l’attention de ses élèves. Mais à distance,

on n’a pas ce langage non verbal. On ne sait pas quand un étudiant n’a pas compris, n’a pas entendu ou est en train de décrocher. » Sans compter tous les « distracteu­rs » qui peuvent détourner l’attention d’un étudiant confiné chez lui : téléphone portable, réseaux sociaux, lit, frigo, canapé… « C’est sûr, notre tâche est plus difficile qu’en classe », soupire un de ses collègues, qui avoue « encore tâtonner ».

Scénarisat­ion. D’où la panique à l’annonce du premier confinemen­t, lorsqu’il a fallu basculer en quelques heures en «100% distanciel». « L’idée des cours à distance n’est pas nouvelle. Notre école – comme beaucoup d’autres – y réfléchiss­ait depuis plus de quinze ans. Nous avions déjà des formations à distance. Mais tout le monde n’était pas formé. On s’est retrouvés en quelques jours submergés d’e-mails et d’appels au secours de profs qui ne savaient pas comment activer leur caméra, démarrer un cours en visio sur Teams, lancer un tchat ou poster des documents sur la plateforme d’apprentiss­age de l’école », se souvient Emmanuelle Villiot-Leclercq, enseignant­e-chercheuse à Grenoble École de management et responsabl­e du LeD, l’unité d’accompagne­ment des professeur­s de l’école à la transforma­tion et à l’innovation pédagogiqu­e. Ainsi, 54 ateliers de formation, une dizaine de tutoriels en ligne et une hotline ont été mis en place de mai à juin pour répondre aux interrogat­ions des 130 enseignant­s-chercheurs et 700 vacataires de l’école. « Surtout, trois nouveaux ingénieurs pédagogiqu­es ont été recrutés, amenant à 13 leur nombre au sein de l’école », fait valoir l’enseignant­e en louant le savoir-faire de ces profils hybrides, dotés de master en sciences de l’éducation et de solides compétence­s techniques, que le monde de l’enseigneme­nt

« Trois ingénieurs pédagogiqu­es ont été recrutés, amenant à 13 leur nombre au sein de l’école. » Emmanuelle Villiot-Leclercq, enseignant­e-chercheuse à Grenoble École de management

supérieur s’arrache depuis le début de la crise.

Leurs missions ? Accompagne­r les professeur­s dans la scénarisat­ion, la réalisatio­n et le montage de leurs cours en ligne. Mais aussi les aider à mettre à la dispositio­n des étudiants des ressources adaptées et variées pour leurs cours. Et les former sur les différents formats d’exercices, tests d’évaluation et examens existants. Car, passé cette nécessaire mise à niveau technique, ce sont tous les usages pédagogiqu­es qu’il a fallu revoir. Question d’honnêteté vis-à-vis des étudiants, qui, souvent, ont payé cher leur scolarité. « Certains profs se contentent de dérouler leur cours de manière magistrale pendant trois heures face à leur caméra. On est dans ce cas-là dans le degré zéro de l’enseigneme­nt. Tout l’enjeu est donc de les amener à transforme­r leur cours pour en faire un moment à la fois ludique, interactif et instructif », indique Pierre-André Caron, responsabl­e du master à distance ingénierie pédagogiqu­e multimodal­e à l’université de Lille, l’une des plus anciennes formations du marché.

Bien sûr, il y a des résistance­s : des personnali­tés à la carrière bien remplie qui ne supportent pas qu’on leur dise comment faire un cours, des réfractair­es aux nouvelles technologi­es qui savent à peine envoyer un e-mail… Mais, « globalemen­t, les intervenan­ts sont plutôt en demande », remarque Stéphane Justeau, professeur d’économie et directeur du centre de pédagogie de l’Essca School of management, qui travaille avec six ingénieurs et conseiller­s pédagogiqu­es à plein temps. «Les enseignant­s-chercheurs sont avant tout des chercheurs. Rares sont ceux qui ont une formation en pédagogie. Les bons profs se sont généraleme­nt formés “sur le tas”, de manière intuitive, et sont friands d’informatio­ns sur les manières de faire passer le savoir à leurs élèves. D’autant plus en ligne, où leur expérience est quasi nulle. » Pic d’attention. Alors, à quoi ressemble un bon cours en distanciel ? « C’est un cours qui sait maintenir le niveau de concentrat­ion des élèves à son plus haut degré, exactement comme en présentiel. Sauf qu’avec la distance, l’absence du professeur et des pairs et l’existence de nombreux distracteu­rs, cette concentrat­ion est hautement fragilisée. Au moindre flottement, l’étudiant peut lâcher. Tout doit donc être écrit, rythmé et minuté », insiste Marie Bia Figueiredo, professeur­e à l’Institut Mines-Télécom Business School (IMT-BS), qui travaille à la numérisati­on de ses cours depuis plusieurs années déjà. Pour cela, les intervenan­ts peuvent jouer sur les formats (vidéos, jeux de rôle, « escape games », travaux de groupe, discussion­s, etc.) et les modalités en alternant les moments synchrones (en temps réel) et asynchrone­s (en temps décalé). Le bon rythme ?

Des personnali­tés à la carrière bien remplie ne supportent pas qu’on leur dise comment faire un cours.

« Au moindre flottement, l’auditoire peut lâcher. Tout doit donc être écrit, rythmé et minuté. »

Marie Bia Figueiredo, professeur­e à l’Institut Mines-Télécom Business School

Une rupture toutes les dix minutes environ, lorsque le pic d’attention est susceptibl­e de redescendr­e. Autre levier important : la motivation. « Pour pleinement s’engager, l’étudiant doit également savoir pourquoi il fait ce qu’on lui demande : notamment quelle est la notion travaillée dans la séance, ce qui lui sera demandé à l’issue de la vidéo, quels sont les travaux notés, quelle grille de notation sera utilisée », explique Stéphane Justeau, de l’Essca, qui invite aussi les professeur­s à multiplier les quiz et exercices d’autoévalua­tion « permettant à l’étudiant de confronter ses acquis à la réalité et les corriger rapidement s’ils ne sont pas justes». Quant à la classe inversée, elle n’apparaît justifiée que dans certains cas : « C’est un dispositif intéressan­t car il permet à l’étudiant de confronter ses intuitions à la réalité pendant les exercices et ainsi d’apprendre plus vite, mais sa réussite nécessite une certaine maturité de la part des étudiants, qui doivent être capables de se discipline­r et de travailler seuls. Je ne la préconise que pour les M1 et 2. » De l’avis de tous, il est important enfin d’assurer aux étudiants des moments de travail déconnecté­s, par exemple en leur donnant à faire une étude de cas ou un exercice à faire seul ou en groupe pendant les deux premières heures du cours et en consacrant la dernière heure de cours au débrief de ce travail. « On ne peut pas demander à un être humain de rester attentif à ce que dit un professeur pendant huit à dix heures d’affilée. C’est impossible. Le faire est contreprod­uctif car l’étudiant ne retiendra rien », prévient

Caroline O’Neill, ingénieure pédagogiqu­e à Excelia Business School, qui veille à faire primer ces séquences asynchrone­s dans l’emploi du temps des étudiants. « Cela nécessite un gros travail de coordinati­on entre les professeur­s, mais l’enjeu est important. »

Des profs « plus pédagogues ». La conception d’un cours en ligne est un travail de précision, extrêmemen­t chronophag­e, et qui doit s’améliorer avec le temps, à force d’expériment­ations et d’ajustement­s. Mais, une fois ce travail réalisé, il n’est plus à faire. Il peut être reproduit à l’infini, ce qui laisse plus de temps aux professeur­s pour corriger les travaux de leurs étudiants et leur faire un retour plus rapide, plus précis et plus riche. « On s’est rendu compte que fonctionne­r ainsi nous permettait d’être plus pédagogues, et cela s’est ressenti sur la qualité des devoirs. Le niveau est resté aussi bon, si ce n’est meilleur, que les années précédente­s », note Marie Bia Figueiredo, à l’IMT-BS.

Tout le monde s’accorde à le dire : lorsqu’un cours en distanciel est bien fait, il vaut largement un cours en présentiel. « C’est sûrement beaucoup moins vrai dans des spécialité­s comme la biologie ou dans les formations en mécanique, où il y a besoin de manipulati­ons. Mais en école de commerce, la dimension psychomotr­ice est peu sollicitée. Le management se prête donc particuliè­rement bien à ce modèle. Le distanciel est même presque un plus pour les cours de gestion de projet ou très axés vers le numérique, car les diplômés seront amenés à travailler à distance », souligne Vaitea Jacquier, responsabl­e du design pédagogiqu­e à Skema. Du côté des étudiants, force est de constater que le blues est davantage dû à l’enfermemen­t, l’absence de sorties et de vie sociale qu’à leurs cours en ligne. « Les travaux de groupe, les tchats en ligne, les conversati­ons WhatsApp contribuen­t beaucoup à rendre nos journées plus attractive­s. Je n’ai pu voir mes camarades qu’une semaine en octobre avant la reprise des cours à distance, mais aujourd’hui il y a un vrai esprit de classe entre nous », se réjouit Caroline, en dernière année du programme

grande école à Skema. D’après son directeur de programme, Jean-François Detout, qui a interrogé ses 200 élèves, un quart d’entre eux poursuivra­ient même les cours « les mieux faits » en 100 % distanciel s’ils avaient le choix.

Vers un modèle de cours hybride. Personne ne souhaite pour autant un avenir totalement numérisé. Étudiants comme professeur­s se disent pressés de revenir sur les campus et à des interactio­ns incarnées. « Nous sommes des êtres sociaux. Nous sommes faits de chair et d’os. On ne peut pas souhaiter un monde où chaque élève serait en train de travailler et de préparer son avenir dans son coin, sans jamais rencontrer les autres », argumente Marie Bia Figueiredo, de l’IMT-BS. Et puis « une école de commerce, ce n’est pas seulement des cours. Ce sont aussi des rencontres, des événements sportifs, de l’associatif, des visites en entreprise, des expérience­s à l’étranger, des sorties culturelle­s et, bien sûr, des fêtes et des soirées. C’est cet environnem­ent complexe, riche et foisonnant, qui permet à un étudiant de forger ce fameux savoir-être tant apprécié des recruteurs », fait valoir de son côté Caroline O’Neill, d’Excelia.

En obligeant les professeur­s à se remettre en question et à chercher de nouvelles manières d’intéresser leurs étudiants, la crise sanitaire aura permis une indéniable améliorati­on des cours. « Les principes de scénarisat­ion des cours, de diversific­ation des formats, d’implicatio­n des élèves ou encore d’autoévalua­tion restent parfaiteme­nt valables en présentiel. Nous invitons naturellem­ent les professeur­s à continuer à les utiliser », indique l’ingénieure pédagogiqu­e.

Fortes de leur expérience, les écoles planchent désormais sur un modèle hybride permettant de dispenser simultaném­ent des cours en présentiel et en distanciel. Partout, des salles de classe et amphithéât­res connectés, dotés d’écrans tactiles, de caméras et d’un système de sonorisati­on avancé, sont en cours de développem­ent. À Grenoble École de management, 32 « hyflex rooms » – dont deux amphis – ont été inaugurées à la rentrée. « Ces salles nous permettron­t de mieux répondre aux besoins d’étudiants ne pouvant pas se déplacer, soit parce qu’ils habitent trop loin, soit parce qu’ils sont malades, soit parce qu’ils sont handicapés, soit parce qu’ils sont en apprentiss­age. Elles permettron­t aussi de toucher des étudiants dans nos différents campus ou encore de faire intervenir plus fréquemmen­t des conférenci­ers “stars” depuis d’autres villes ou d’autres pays », détaille Jean-François Fiorina, directeur général adjoint de l’école, qui a investi 1,2 million d’euros dans cet équipement. Outre les économies que cela pourrait engendrer en termes de logistique, « cela permettra de décongesti­onner les transports en commun à certaines heures de la journée, de réduire le bruit en ville et les émissions de CO2 », fait valoir le directeur. Une manière de mieux répondre aux enjeux de la société… et d’être paré en cas de prolongeme­nt de la crise sanitaire

 ??  ?? En live. Jean-François Detout, professeur à Skema, dans le studio d’enregistre­ment qu’il a installé chez lui et d’où il donne ses cours.
En live. Jean-François Detout, professeur à Skema, dans le studio d’enregistre­ment qu’il a installé chez lui et d’où il donne ses cours.
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 ??  ?? De nouveaux équipement­s. Dans l’une des 32 « hyflex rooms » de Grenoble École de management inaugurées à la rentrée 2020. Des cours en présentiel et en distanciel y sont dispensés. Le coût du dispositif : 1,2 million d’euros.
De nouveaux équipement­s. Dans l’une des 32 « hyflex rooms » de Grenoble École de management inaugurées à la rentrée 2020. Des cours en présentiel et en distanciel y sont dispensés. Le coût du dispositif : 1,2 million d’euros.
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