Europe : Ursula von der Leyen, coupable idéale
Erreur de casting ? Les ratés de la vaccination dans l’UE affaiblissent la présidente de la Commission et ses deux parrains, Merkel et Macron.
« Pour la com’ elle sera très bien, pour le reste… »
Un diplomate allemand apprenant l’arrivée d’Ursula von der Leyen à Bruxelles
«Nous étions trop optimistes pour la production de masse et peut-être trop confiants au sujet des livraisons de vaccins à temps. » Le mea-culpa d’Ursula von der Leyen, le 10 février à la tribune du Parlement européen, répondait au déferlement de critiques acerbes qui l’ont touchée, marquée, blessée. Sa mise en cause personnelle dans les retards de livraison du vaccin AstraZeneca a relancé les doutes qui ne cessent de jalonner sa carrière quant à ses compétences. Au passage, c’est bien sûr son mentor, Angela Merkel, qui est visée à l’approche des élections fédérales du 26 septembre en Allemagne. Et aussi, par ricochet, Emmanuel Macron, qui l’a proposée au poste de présidente de la Commission. La chancelière comme le chef de l’État ne souhaitaient pas un dirigeant fort à la tête de la Commission, mais une présidente qui leur devrait tout et ne leur tiendrait pas tête.
Ils sont servis. «Elle fait plus de deals avec les chefs d’État au Conseil qu’avec les commissaires de son équipe », admet une source gouvernementale française. Pas étonnant que les critiques les plus vives émanent des services de la Commission et des commissaires euxmêmes. Au Berlaymont, le siège des services européens à Bruxelles, on entend une litanie de reproches aussi assassins qu’anonymes: «Elle ne fait confiance qu’à une petite équipe réduite autour d’elle », « Un pouvoir trop centralisé », « Elle s’entoure de médiocres pour mieux briller », « Un coup de fil à une éminence, une photo publiée sur Twitter avec le téléphone collé à l’oreille et elle pense qu’elle a fait le job »… « Nous avons pris 900 décisions depuis le début de la crise sanitaire et vous nous reprochez une seule faute, plaide son porte-parole, le Français Éric Mamer. Seul le pape est infaillible. »
Qui est vraiment cette femme menue, souriante, toujours impeccablement mise dans ses tailleurs-pantalons, et qui ne laisse pas paraître grand-chose en public ? « Elle est certes très contrôlée, mais il est très facile de dialoguer avec elle», tempère Nathalie Loiseau, qui a fait sa connaissance en 2014. Von der Leyen, à l’époque ministre allemande de la Défense, était venue parler de la chose militaire aux élèves de l’ENA, un sujet qui la passionne. D’ailleurs, Merkel songeait à elle plutôt comme secrétaire générale de l’Otan que comme patronne de la Commission et c’est Macron qui a mis son nom sur la table. Une erreur d’aiguillage? « Elle est probablement aussi timide que Merkel, reprend la députée macroniste. Elle ne donne pas dans la connivence ou les effets de manche. Mais observez qu’elle a fait son meaculpa, quand d’autres s’obstinent à dire qu’ils ont raison. »
Médecin de formation, Ursula Gertrud von der Leyen, 62 ans, ne s’engage en politique au sein de la CDU que passé la quarantaine, bien que sa famille, les Albrecht, baigne dans cet univers. Son père fut l’un des tout premiers hauts fonctionnaires européens de la Communauté économique européenne (CEE), avant de devenir un dirigeant du fabricant de biscuits Bahlsen, puis une figure de la CDU et ministre-président du Land de Basse-Saxe à Hanovre. Il faillit être président de la RFA et échoua à prendre la chancellerie… Cette ambition contrariée, sa fille, née à Bruxelles quand il y était en poste, a cru qu’elle pourrait l’endosser à son tour lorsque sa propre carrière politique, sous la protection d’Angela Merkel, a fait des bonds de géant : ministre de la Famille en 2005, ministre du Travail en 2009, ministre de la Défense en 2013.
Comme à son père, trente et un ans auparavant, la présidence de la République fédérale lui échappe de peu en 2010. Pour se faire connaître des Allemands, elle n’avait pas hésité à poser dans la presse people avec sa famille nombreuse – elle a eu sept enfants avec le professeur de médecine Heiko von der Leyen, et l’un de ses frères, Hans-Holger Albrecht, est le PDG du service de musique en ligne Deezer à Paris. Ce côté glamour alimente sa popularité, mais fait grincer des dents chez les envieux… « Pour la com’ elle sera très bien, pour le reste… », lâchait un diplomate allemand en apprenant son arrivée à Bruxelles.
Le côté aristocratique de la famille Albrecht lui vaut des inimitiés. L’un des aïeuls d’Ursula au XIXe siècle épousa une descendante d’une famille sudiste américaine de Charleston, les Ladson, qui ont fait fortune dans le coton et la traite d’esclaves. Ursula se fait d’ailleurs appeler Rose Ladson, à la fin des années 1970, lorsqu’elle est envoyée sous un nom d’emprunt étudier à la London School of Economics. C’est l’époque du terrorisme d’extrême gauche de la Fraction armée rouge en Allemagne et ses parents craignent pour sa vie. À Londres, elle découvre la liberté et la vie nocturne. On peine à croire aujourd’hui que la
présidente de la Commission, si lisse et tirée à quatre épingles, s’éclatait aux concerts punk…
Son passé ministériel allemand prête aussi le flanc à la critique. Dans un article assassin qui a fait le tour de la « bulle » bruxelloise, Der Spiegel vient d’éreinter son action au gouvernement de Berlin. Lorsqu’elle était ministre de la Famille, elle avait lancé de généreux programmes de congé parental et de garde d’enfants. Mais les difficultés de financement ont été laissées à son successeur. Et l’hebdomadaire d’insister sur ce mode de fonctionnement : toujours des annonces mirifiques, faire mieux que son prédécesseur, réinventer la roue, mais quand les problèmes pratiques surviennent, la ministre est déjà passée à autre chose, toujours avec le soutien de Merkel…
En porte-à-faux avec la CDU. Ses positions sociales et humanistes l’ont mise parfois en porte-àfaux avec sa famille politique. Elle a défendu l’instauration d’un salaire minimum qui n’existait pas en Allemagne, elle s’est battue avec succès pour la création de quotas de femmes dans les conseils d’administration d’entreprises et elle n’a jamais lâché Merkel, contestée à la CDU pour son accueil massif des migrants en 2015. Mieux ! Ursula von der Leyen joint le geste à la parole : « Il y a quatre ans, j’ai eu la chance d’accueillir chez moi un réfugié syrien de 19 ans, confie-t-elle, le jour de son investiture, à un Parlement européen médusé. Il ne parlait pas l’allemand et était profondément marqué par son expérience de la guerre civile et la nécessité de fuir. Aujourd’hui, il parle couramment l’allemand, l’anglais et l’arabe. Le jour, il est un porte-parole de sa communauté dans le secteur de la formation professionnelle, et la nuit, il étudie pour obtenir son diplôme de fin d’études secondaires. C’est une source d’inspiration pour nous tous… » L’aile droite de la CDU tord le nez. Mais c’est son passage à la Défense, un poste compliqué dans un pays comme l’Allemagne, qui a laissé les pires souvenirs. On lui reproche des erreurs dans les acquisitions de matériel, d’avoir systématiquement rejeté la responsabilité sur les subalternes mais surtout d’avoir fait appel à des consultants sans passer par les appels d’offres.
« La nomination d’Ursula von der Leyen à la Commission est la meilleure chose qui soit arrivée… à l’armée allemande », ironisait un eurodéputé CDU quelques jours après sa nomination à la Commission. Et comme elle n’est pas passée par la case des élections européennes, qu’elle a été préférée au candidat officiel de la CDUCSU, Manfred Weber, elle apparaît à Strasbourg comme « le symbole d’une défaite démocratique » (l’expression est de Weber, déçu). C’est dire si elle n’était pas attendue avec des colliers de fleurs… La disparition des données de son ancien téléphone portable de service au ministère de la Défense est venue relancer ce mauvais climat six mois plus tard. Elle a dû, en toute discrétion, s’expliquer devant une commission parlementaire à Berlin. À Bruxelles, sa méfiance – son naturel « parano », disent certains – est d’autant plus exacerbée que son atterrissage au Berlaymont se complique d’une première mission délicate : écarter le secrétaire général de la Commission sortant, Martin Selmayr. Un personnage tout-puissant, une pièce maîtresse de la présidence Juncker. Selmayr était animé d’une soif de pouvoir telle que Macron et Merkel ont fini par en prendreombrageetsouhaitaientl’éloignerdeBruxelles. Ursula von der Leyen s’acquitte de la mission en l’expédiant à la délégation de l’UE en Autriche. Mais elle redoute toujours les croche-pieds des « Selmayr boys » et des «Selmayr girls» qu’il avait placés à tous les étages de la Commission. Elle fonctionne avec une équipe réduite, dont ses deux conseillers allemands venus du ministère de la Défense : Bjoern Seibert, son chef de cabinet, et le communicant Jens Flossdorff. Comme elle, ils ne sont pas du sérail et souffrent d’un procès en illégitimité par la « bulle ». « Eux-mêmes ne
font vraiment confiance qu’aux Allemands au sein de la Commission », note-t-on dans les étages inférieurs.
Un incident diplomatique récent illustre les problèmes que pose le fonctionnement trop solitaire : la bourde sur l’Irlande du Nord. Face à la pénurie de vaccins, la présidente a évoqué le rétablissement de contrôles frontaliers entre les deux Irlandes dans le but de vérifier si les vaccins produits sur le continent par AstraZeneca ne filaient pas en douce vers le Royaume-Uni via Belfast… Une bombe atomique, vu la complexité du dossier irlandais ! Le plus incroyable est que le Premier ministre de la République d’Irlande, Micheal Martin, n’a pas été prévenu… Furieux, il appelle Von der Leyen, à trois reprises, dans la soirée du 29 janvier. Boris Johnson décroche aussi son téléphone pour mettre en garde l’Union européenne contre une éventuelle guerre des vaccins, alors que son contrat d’approvisionnement prioritaire avec AstraZeneca est tout ce qu’il y a de plus légal. Acculée, n’ayant pas réalisé l’hostilité disproportionnée de sa démarche, Von der Leyen se rétracte tard dans la nuit… Depuis, elle se confond en excuses. Les commissaires concernés n’ont été informés que trente minutes auparavant. Beaucoup d’entre eux se sont fait une raison : on ne les écoute plus vraiment. Le seul membre de la task force des négociations Brexit qui ait été consulté avant cet épisode regrettable est un Allemand.
« Maman ». La distance avec son collège de commissaires est aussi due au fait que deux d’entre eux, le Néerlandais Frans Timmermans et la Danoise Margrethe Vestager, étaient candidats à son poste. Les chefs d’État et de gouvernement les lui ont imposés, avec les titres de « vice-président exécutif ». Alors que des poids lourds comme l’Italien Paolo Gentiloni, le Français Thierry Breton ou le Belge Didier Reynders ne sont que commissaires de simple rang. Ceux-ci ont passé l’âge de « demander la permission à maman pour parler à la presse », grince-t-on au sein de leurs équipes. Ambiance. « Arrêtons de parler du ratage de la politique vaccinale, plaide Nathalie Loiseau. On reproche à Von der Leyen l’attitude des labos. La santé n’était pas une compétence propre de la Commission. Quand elle négociait avec les groupes pharmaceutiques, les gens regardaient ailleurs. Le seul reproche qu’on peut faire à la Commission et aux États membres, c’est d’avoir eu le réflexe propre à l’Europe : on a fait de la politique commerciale au lieu de faire de la politique industrielle. Or dans l’histoire des vaccins, l’important était la production, pas le marché. » Thierry Breton et le ministre allemand de la Santé, Jens Spahn, s’en étaient inquiétés à l’été 2020, en vain. Prise en défaut, Von der Leyen se tourne aujourd’hui vers Breton, mandaté pour prendre la tête d’une task force afin de booster la production des vaccins, un processus complexe qui implique jusqu’à 400 composants et l’interaction d’une centaine d’entreprises… Mais, dans l’opinion, le mal est fait : l’UE a failli, quand le RoyaumeUni cavale en tête. Von der Leyen défend sa prudence : « Nous avons fait le choix de ne pas prendre de raccourci en matière de sécurité ou d’efficacité. Nous assumons ce choix pleinement. Il n’y a pas de compromis à faire lorsqu’il s’agit d’injecter une substance biologiquement active chez une personne en bonne santé.» Là, ce n’est plus seulement la présidente de la Commission qui s’exprime, mais la diplômée de l’université de médecine de Hanovre. « Elle n’est pas une joueuse de poker comme Boris Johnson, plaide Nathalie Loiseau. Mais voudrait-on vraiment avoir un Boris Johnson à la tête de la Commission ? »§
« Von der Leyen n’est pas une joueuse de poker comme Boris Johnson. » L’eurodéputée Nathalie Loiseau