Le Point

La fabrique des généraux

Pendant un an, à l’École de guerre, les futurs hauts responsabl­es des armées françaises se préparent aux conflits de demain. Reportage.

- PAR GUERRIC PONCET, AVEC ROMAIN GUBERT

Avant de pénétrer dans le grand amphithéât­re Foch, il faut longer les écuries qui abritent les chevaux et le manège de l’École militaire. À Paris, près de la tour Eiffel, les lieux réveillent mille images. C’est entre ces pierres qu’ont été écrites quelques-unes des plus grandes pages de l’histoire militaire française. Celles, glorieuses, des généraux de Louis XV, des batailles de Valmy (1792), d’Austerlitz (1805) et de Verdun (1916) ; celles, aussi, de Sedan (1870), de la débâcle de 1940 et de la bataille d’Alger (1957). Marcher sur ces pavés patinés par le temps, c’est emboîter le pas du colonel Pétain, qui a enseigné la stratégie en 1911 aux élèves de l’établissem­ent, qui s’appelait alors l’École supérieure de guerre, et celui du capitaine de Gaulle, élève entre 1922 et 1924 et qui y a écrit La Discorde chez l’ennemi, son premier ouvrage. Pourtant, en poussant la porte de l’amphithéât­re de la promotion 27 (2020), l’image des « anciens » – Leclerc ou de Lattre de Tassigny – s’estompe. Le regard de ceux qui sont assis sur les bancs n’est plus tourné vers le Rhin, mais vers le Mali, la Côte d’Ivoire, la Centrafriq­ue, la Libye, la Syrie. Ces officiers âgés de 35 à 40 ans se préparent à la guerre de demain : dans l’espace, dans l’océan Indien, sur Internet ou contre des djihadiste­s dans un lointain désert.

L’École de guerre… Pour tout officier de l’armée française et de la gendarmeri­e, avoir été admis dans cette institutio­n c’est un peu le graal, car c’est ce qui lui permettra de décrocher ses étoiles et de devenir général ou amiral. Ces militaires, qui dans leurs jeunes années ont fait Saint-Cyr, l’École navale ou l’École de l’air, sont aujourd’hui commandant­s ou lieutenant­s-colonels dans l’armée de terre ou de l’air, capitaines de corvette ou de frégate dans la marine. Ils viennent se former pendant un an dans ce qui est depuis près de trois siècles le centre de formation à mi-carrière des militaires dits «à haut potentiel », ceux qui occuperont, d’ici dix ou quinze ans, les plus

hautes fonctions. Ces stagia ires ont intégré les forces armées au lendemain du 11 septembre 2001. Contrairem­ent à leurs aînés des années 1980 – alors que le mur de Berlin était encore debout – ou 1990, ils ont vécu des opérations extérieure­s (Opex) presque sans interrupti­on. Issue d’une société où la guerre est devenue un concept lointain, cette génération est paradoxale­ment celle qui a vécu le plus de combats depuis des décennies. Elle s’apprête à prendre les commandes des états-majors alors que s’effacent les vétérans de la guerre froide, qui savaient tout des menaces venues de Moscou…

« Gérer » le politique. Les barrettes multicolor­es sur la poitrine des stagiaires illustrent l’engagement des forces armées françaises depuis le milieu des années 2000. Ce qu’ils doivent apprendre durant cette année à l’École de guerre, ce n’est plus à combattre sur le terrain : ils l’ont fait. Erwin*, un soldat d’élite parachutis­te, raconte : « La première fois que j’ai vu un ennemi, il était à une petite dizaine de mètres de moi et me regardait dans les yeux. Nous étions dans un village afghan et personne n’avait encore ouvert le feu. Au moment où j’ai croisé son regard, j’ai compris que, parmi les gens qui étaient là, certains n’étaient pas des amis. Cet instant où je me suis dit qu’il avait compris que j’avais compris fut irréel. Quelques secondes plus tard, on se tirait dessus. »

À l’École de guerre, Erwin a dû laisser de côté les montagnes afghanes pour prendre de la hauteur et réfléchir aux nouveaux risques et aux menaces globales qui planent sur la France. Apprendre aussi à « gérer » le politique : comme tous les stagiaires, il doit retenir les cours sur le fonctionne­ment de l’État et dialoguer avec les députés, de tous bords, membres de la commission de la Défense sans exprimer ses conviction­s politiques personnell­es. L’École de guerre marque ce passage de la responsabi­lité du terrain à celle de l’officier supérieur, qui planifie et encadre, pour avoir, plus tard, la sagesse du général, voire du chef d’état-major.

Les cours de géopolitiq­ue, d’histoire ou de sociologie dispensés sont aussi un moyen d’armer les stagiaires pour qu’ils analysent – et, un jour, conçoivent – les ordres des instances supérieure­s de la hiérarchie militaire avec une grille de lecture géostratég­ique complexe. « La véritable école du commandeme­nt est la culture générale », disait de Gaulle. « On est soldat, mais cela ne nous empêche pas de penser », affirme Raphaël avec humour. Tous considèren­t que l’État les a engagés pour de bonnes raisons, même si quelques-uns se montrent critiques. « Il arrive qu’on apporte de l’ordre dans une région, même temporaire­ment, comme en

« Le pire, c’est de perdre un mec. J’avais 26 ans quand un de mes hommes a été abattu. »

Gilles, officier stagiaire à l’École de guerre

Afghanista­n, mais que le politique ne suive pas : tout est à refaire un mois après notre départ », regrette l’un des stagiaires brevetés en 2020.

Coulisses. Cette confrontat­ion avec le plus haut niveau de l’État représente un choc des cultures pour des stagiaires qui ont connu le feu. Michel, officier de marine, vit sa première opération de guerre en 2011, à bord du porte-avions Charles-de-Gaulle, lorsque la France attaque la Libye de Kadhafi. Il obéit aux ordres : « On a catapulté les Rafale [avions de combat, NDLR] sans trop savoir ce qui allait se passer, car personne ne connaissai­t vraiment le potentiel de l’armée libyenne. » Neuf ans après, à l’École de guerre, il décortique la façon dont la décision d’intervenir a été prise, comment les plans d’attaque ont été conçus. Lui et ses camarades prennent connaissan­ce des petits secrets des opérations récentes, avec les retours d’expérience des plus hauts responsabl­es, qui viennent s’entretenir avec eux et répondre à leurs questions parfois piquantes. Ils entrent dans les coulisses de la stratégie française de dissuasion nucléaire ou de l’opération Hamilton contre le régime de Bachar el-Assad, en Syrie. Ils écoutent les responsabl­es du Centre de planificat­ion et de conduite des opérations (CPCO) et du Commandeme­nt des forces spéciales (COS), les analystes de la Direction du renseignem­ent militaire (DRM) et ceux des services secrets (de la Direction générale de la sécurité extérieure, la DGSE).

Les stagiaires planchent aussi sur la guerre de demain. Un cours est ainsi consacré aux « champs de bataille immatériel­s » : le cyberespac­e, la guerre de l’informatio­n, l’influence, etc. Ils se préparent aux guerres hybrides si chères à Poutine et à Erdogan. Qu’ils soient dans l’armée de terre, marins, aviateurs, gendarmes, commissair­es (du Service du commissari­at des armées, administra­tion et soutien aux armées) ou médecins militaires, les futurs généraux et amiraux apprennent aussi le management. Dans leurs futures fonctions, ils ne devront plus gérer une cinquantai­ne de personnes mais des brigades ou des régiments entiers, parfois plusieurs milliers de personnes. Des sociétés de conseil ou des professeur­s de grandes écoles de commerce viennent les former à la confiance en soi, à la négociatio­n, à la conduite de projets ou encore à l’art oratoire.

En voyant ces trentenair­es en uniforme suivre sagement ■

un cours magistral sur le big ■ bang, la structure de l’administra­tion française ou la transition énergétiqu­e, difficile d’imaginer que leur métier les a parfois conduits à donner la mort à l’ennemi. Les officiers de cette génération-là la côtoient au quotidien : elle est pour eux une hypothèse de travail. « Le pire, c’est de perdre un mec , lâche Gilles*. Ça m’est arrivé assez tôt : j’avais 26 ans quand un de mes hommes a été abattu. J’ai dû transporte­r son corps sur plusieurs centaines de mètres », confie, ému, ce soldat d’élite breton. Damien, officier de l’arme du train – la logistique –, raconte son premier combat en Afghanista­n : « On venait d’arriver dans une petite base avancée, on allait dîner quand un engin explosif improvisé s’est déclenché. Des coups de feu ont suivi. C’était la première fois que j’étais face à quelqu’un qui voulait vraiment me tuer. »

Le feu, pas la guerre. Les enseigneme­nts sur l’éthique, indissocia­ble de la violence légitime dont les militaires sont dépositair­es, font partie des incontourn­ables de la formation. « Les douleurs à porter sont suffisamme­nt lourdes. Ce n’est pas la peine d’ajouter le doute d’avoir tué un innocent », considère Kevin, chasseur alpin. « Pour faire ce métier, il faut un immense respect de la vie, qui vous amène à éprouver un immense respect de la mort, qu’elle frappe un ami ou un ennemi », juge encore Thomas-Marie, un légionnair­e pour lequel il faut, une fois l’ennemi vaincu, « agir sans haine et sans passion ». Pour beaucoup, la foi est un refuge : « Ma conviction religieuse m’apaise, celle de mes hommes aussi », confie Damien. « Mais d’autres font de la méditation ou du sport à outrance », glisse Hugues, fantassin, dans un sourire.

Pour autant, ces officiers assurent qu’ils ne sont pas de grands guerriers. «Ce que j’ai vécu, ça ferait rigoler mon grand-père ! » dit Gilles, qui relativise. « Dans les années 1940 ou 1960, perdre dix mecs en une journée, eh bien, c’était juste une mauvaise journée. Nous n’avons pas fait “la guerre”. On a connu le feu : la guerre, c’est quand il en va de l’existence de son pays, lorsque toutes les forces vives de la nation sont engagées », indique Hugues, qui, lui aussi, veut tempérer. Ceux qui ont vécu la guerre froide « n’ont peut-être pas beaucoup combattu, mais ils avaient en tête l’hypothèse de la guerre totale en quarante-huit heures et la quasi-certitude de mourir ensuite », explique Kevin.

Demain, ces officiers devront encore envoyer des hommes au feu. Ils doivent avoir réfléchi à cette responsabi­lité sans rien oublier de leurs expérience­s personnell­es. « Avant une mission, on se pose toujours la question : est-ce qu’en tant que chef je vais assurer? Mais sur le terrain, l’urgence est de riposter, de déployer ses hommes : il faut reprendre l’ascendant ! » insiste Thomas-Marie. Les officiers ont une obsession : garder le contrôle, pour eux comme pour leurs hommes. Le module d’enseigneme­nt de l’École de guerre intitulé « Connaissan­ce de soi » doit les aider à identifier leurs forces et leurs faiblesses. Mais dans les situations extrêmes, il faut plus que de la confiance en soi pour survivre. Face aux groupes armés terroriste­s, la domination de l’armée moderne n’est pas toujours acquise. « Quand on est engagés en petits détachemen­ts, l’idée du pion insubmersi­ble n’est pas assurée », observe Erwin.

Folkore. Blaguer sur les rivalités entre terriens, marins, aviateurs ou gendarmes fait partie du jeu et du folklore militaires. Mais ce passage à l’École de guerre est un moment où, pour la première fois, les aviateurs côtoient les « terriens », qu’ils ont soutenus avec leurs frappes pendant des années lors des Opex, sans être logés sur les mêmes bases ; où les marins apprennent à mieux connaître les fantassins qui embarquent sur leurs navires amphibies. Ils confronten­t aussi leurs expérience­s pour l’écriture de leur mémoire de fin d’année. Certains rédigent même des livres pour les Éditions de l’École de guerre, comme La Balistique du martyre, analyse fine du terrorisme, ou Monsieur le Maréchal, qui retrace le parcours militaire de Pétain jusqu’en 1939 – deux ouvrages passionnan­ts. Bons camarades, ces officiers sont aussi, pour certains, en concurrenc­e. Après l’École de guerre, ils vont prendre des commandeme­nts d’unités, des responsabi­lités dans un état-major, certains vont même intégrer l’ENA – sept officiers y ont ainsi été admis en 2020. En se rêvant, dans dix ans, avec leurs étoiles de généraux ou d’amiraux, mener les opérations de demain ■

Pour protéger les militaires et leurs proches, les armées demandent à la presse de ne citer que leurs prénoms. Seul celui qui est prénommé Gilles dans l’article a demandé que le sien soit changé.

« Pour faire ce métier, il faut un immense respect de la vie et de la mort. »

Thomas-Marie, commandant

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 ??  ?? Opex. Dépose de commandos au Sahel, en 2018. Les stagiaires de l’École de guerre ont l’expérience du terrain.
Opex. Dépose de commandos au Sahel, en 2018. Les stagiaires de l’École de guerre ont l’expérience du terrain.
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Le grand amphithéât­re Foch de l’École militaire, à Paris, fin 2019. Aujourd’hui, avec la pandémie, les règles de distanciat­ion sont appliquées.
Retour à l’école. Le grand amphithéât­re Foch de l’École militaire, à Paris, fin 2019. Aujourd’hui, avec la pandémie, les règles de distanciat­ion sont appliquées.
 ??  ?? Expérience. Michel, en 2017, lors d’un entraîneme­nt avec la marine sud-africaine dans l’océan Indien.
Expérience. Michel, en 2017, lors d’un entraîneme­nt avec la marine sud-africaine dans l’océan Indien.
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