Art : le trésor inconnu de la Défense
Dans les sous-sols du quartier d’affaires sont conservées 40 000 oeuvres d’art. Nous avons visité cet étonnant musée souterrain.
L’heure du couvre-feu a sonné, un vent glacial s’engouffre sous la Grande Arche et quelques passants masqués pressent le pas sur la dalle de la Défense, levant le nez vers le ciel déjà noir et les tours scintillantes. On a tendance, ici, à regarder en l’air, quand le vrai trésor, pourtant, se trouve sous la terre. Parmi ces travailleurs du quartier d’affaires qui foulent quotidiennement la dalle, combien savent que sont dissimulées sous leurs pieds les réserves du Fonds national d’art contemporain, soit près de 40 000 oeuvres d’art ? Des estampes de Miro, Matisse et Soulages, des oeuvres de Louise Bourgeois ou Jean-Michel Othoniel, des robes d’Issey Miyake, de Christian Lacroix, des photos de Cartier-Bresson ou de William Klein…
Mais aussi d’innombrables créations d’artistes demeurés inconnus du grand public et dont jamais, en vertu du principe d’inaliénabilité des collections publiques, l’État ne se séparera.
Pour pénétrer dans cet immense espace souterrain de 5 000 mètres carrés, il faut d’abord pousser les portes des bureaux du Cnap – Centre national des arts plastiques –, presque invisibles au pied de la tour EDF. Puis descendre, à la lueur blafarde des néons, des escaliers en acier ajouré malcommodes dans lesquels il n’est pas rare, paraît-il, que des secrétaires d’État, des directeurs de cabinet et parfois des ministres se coincent les talons. À chaque changement de gouvernement, à chaque valse de ministres, les représentants de la République ont en effet toute latitude pour venir choisir là, comme au Mobilier national, de quoi orner, selon leurs goûts, bureaux, halls d’entrée et salles de réunion. En ce moment, c’est la Rue de Valois qui est en train de faire ses emplettes, mais à distance, Covid oblige. « Nous recueillons d’abord les souhaits, oeuvres figuratives ou non, colorées ou sombres, goût pour Rothko ou Dubuffet, et puis nous faisons des propositions qui s’en approchent », explique Aude Bodet, du pôle Collection. Les Soulages et Zao Wou-Ki sont évidemment souvent de sortie, et il n’est pas toujours facile de satisfaire les ambitions décoratives de personnalités politiques qui ne sont pas forcément au fait des dernières tendances de l’art contemporain. À un ministre qui souhaitait trouver là de quoi orner les murs de son bureau, Aude Bodet se souvient d’avoir fait quantité de propositions d’artistes extrêmement pointues, toutes refusées les unes après les autres : il s’avéra que l’homme d’État, plutôt hermétique à la modernité, ne souhaitait en réalité rien tant que de paisibles paysages bretons…
Environ 1 000 oeuvres sortent chaque année des sous-sols de la Défense pour aller rejoindre des ministères, des préfectures, des ambassades, et évidemment des musées. L’essentiel de la collection du Cnap – 100 000 oeuvres en tout – est en dépôt ou en prêt un peu partout, au Centre Pompidou, bien sûr, au Centre d’art contemporain de Bordeaux, au Mucem de Marseille, au Carré d’art de Nîmes. « Il n’y a en fait guère de musées, en France, dans lesquels ne soient pas déposées des oeuvres venant de chez nous, sourit Béatrice Salmon, directrice du Cnap. C’est une des plus grandes collections en France d’art vivant, mais aussi d’art ancien.» Car le Fonds national d’art contemporain est le fruit d’une longue tradition française d’appui étatique aux artistes en devenir…
■
Dès 1791, la France se dote d’une division des ■
Beaux-Arts chargée de soutenir le monde de l’art par le biais d’achats et de commandes nationales. L’entité changera plusieurs fois de nom au cours du XIXe et du XXe siècle – Bureau de l’encouragement des arts, Bureau des travaux d’art… – et le Cnap, créé en 1982, en est l’héritier direct et remplit la même mission : repérer, financer les artistes naissants en acquérant leurs oeuvres et constituer une collection « sans murs ». L’objectif n’est donc pas de composer un ensemble cohérent, comme un musée, ni même de miser sur des artistes prometteurs, comme une galerie, mais bien d’enregistrer une sorte de précipité de la création de l’époque… On se demande tout de même si les truffiers artistiques de l’État ont souvent repéré, avant les autres, des artistes dont la cote aurait ensuite été au firmament. Béatrice Salmon répond, à titre d’exemple, que le Jupiter et Thétis d’Ingres, tant critiqué à l’époque pour son audace, a été acquis en 1834 par un Bureau des arts plein de flair : il fait toujours partie de la collection du Cnap. Et que des oeuvres de Corot, Bonnard, plus tard de Cattelan ou de Garouste, ont été acquises à temps, bien avant de devenir moins abordables. « Mais il n’y a pas que des génies ou des chefs-d’oeuvre qui forment le regard des foules, nuancet-elle. L’objectif de cette collection, c’est d’interroger la modernité. Quels sont les artistes qui, à telle ou telle époque, tentent de l’incarner… »
Or, si les oeuvres en prêt ou en dépôt sont disséminées un peu partout sur le territoire national et dans nos ambassades – avant 1905, on les trouvait aussi dans les églises –, le problème récurrent de cette collection exponentielle est de trouver un lieu pour la partie immergée de l’iceberg : ses réserves.
Installées au début du siècle dans des locaux du Grand Palais, puis transférées dans les sous-sols du palais de Tokyo, elles ont atterri sous la Défense en 1982, dans un espace qui leur a été réservé au moment des grands travaux mitterrandiens. Hélas, quarante ans plus tard, le bâtiment a beaucoup vieilli, il n’est même plus parfaitement étanche, et malgré la location d’entrepôts à Saint-Ouen-l’Aumône pour les pièces les plus volumineuses, les espaces de stockage souterrains de la Défense sont désormais complètement saturés… Il est donc prévu de transférer à nouveau cette immense caverne d’Ali Baba dans des locaux beaucoup plus vastes, à Pantin. Le déménagement devrait avoir lieu en 2024 et, pour le préparer, le Cnap s’est lancé dans un ambitieux « chantier des collections » consistant à inventorier, photographier, vérifier l’état de conservation et emballer les oeuvres. Et la tâche est dantesque…
Mélange des genres. Au premier sous-sol, toute une petite équipe s’affaire dans un capharnaüm insensé. Une technicienne de conservation est en train de manipuler précautionneusement une oeuvre de Robert Combas, une autre, de nettoyer une sculpture de Gaston Contesse : la poussière, tenace, date paraît-il souvent du palais de Tokyo, dont les conditions de conservation en sous-sol étaient déplorables.
Les représentants de la République ont toute latitude pour venir choisir là, comme au Mobilier national, de quoi orner, selon leurs goûts, bureaux, halls d’entrée et salles de réunion…
Il faut ensuite peser, mesurer, signaler d’éventuelles restaurations nécessaires et entrer les objets dans la base de données. L’inventaire a commencé à être fait correctement à partir des années 1960. Avant cela, les registres étaient tenus de manière un peu plus rock and roll. Or la collection dite historique, qui va de la fin du XIXe au début du XXe, comprend plus de 21 000 oeuvres… Vertige. Dans l’une des allées, une oeuvre très belle de la plasticienne Marinette Cueco, gênant le passage, côtoie une toile déjà emballée de l’artiste Ben. Et au deuxième sous sol, celui des peintures, le bric-à-brac est invraisemblable. Sur de hautes grilles que l’on fait péniblement coulisser, sont accrochés pêle-mêle un saisissant autoportrait de Gérard Garouste, une toile lumineuse de Shirley Goldfarb et un portrait de l’impératrice Eugénie datant de 1863… « Les oeuvres n’ont pas d’emplacement attitré, les époques et les formats sont donc mélangés », soupire Aude Bodet. On aperçoit aussi un très insolite portrait en pied de Georges Pompidou réalisé par le peintre hyperréaliste Hucleux… « De Napoléon Ier à la fin de la IVe République, la commande du portrait officiel du souverain ou du président de la République incombait encore à notre service, ajoute Aude Bodet. Celui-ci est le dernier. »
En poursuivant encore un peu plus loin sous la dalle, on pénètre dans la grande salle réservée aux commissions d’acquisition des oeuvres, qui se tiennent une à deux fois par an. Chaque année, le Cnap acquiert, pour un budget moyen de 2 millions d’euros, plusieurs centaines d’oeuvres d’artistes dits « prometteurs ». Votant à bulletin secret, ces commissions sont composées de représentants de l’État et d’experts extérieurs – critiques, artistes, collectionneurs – dont le collège de membres est renouvelé tous les trois ans… « Aucune commission ne ressemble à la précédente, se réjouit Aude Bodet. Les acquisitions, dépendant des convictions variées des experts, sont donc très éclectiques. » Elle ouvre sans réfléchir un placard dans lequel semblent avoir été oubliées d’énigmatiques boîtes de baskets Adidas. Un des précédents experts de la commission dite des « métiers d’art », passionné de mode, a semble-t-il convaincu le Cnap de l’intérêt de ce modèle de baskets imaginé par le styliste Yohji Yamamoto : l’État en a donc acquis plusieurs paires, d’apparence pourtant assez ordinaire… Mais on ne s’étonne de rien car tout, ici, est un peu saugrenu, jusqu’au plafond qui, suivant l’inclination de la dalle, est en pente. D’ailleurs, l’étrange Monstre de Raymond Moretti est quelque part derrière ces cloisons, échoué pour toujours dans l’atelier en sous-sol de l’artiste, fermé depuis des années au public. Et on songe, remontant à l’air libre, que cette ville souterraine de la Défense va au fond comme un gant à ces drôles de réserves du Cnap. Elles y sont encore pour trois ans
■
« De Napoléon Ier à la fin de la IVe République, la commande du portrait officiel du souverain ou du président de la République incombait encore à notre service. » La conservatrice Aude Bodet