Le Point

Roman (É. Fottorino) : Marina a tout compris

- PAR JEAN-PAUL ENTHOVEN

CON CROISERA DANS CE ROMAN, À L’ALLURE D’UNE FABLE KAFKAÏENNE, PETER BEARD, GLENN GOULD ET, SURTOUT, LA « MIDLIFE CRISIS » D’UN NARRATEUR FRAPPÉ DE NÉVRITE VESTIBULAI­RE.

’est ce qu’on appelle le « syndrome de Stendhal » – à savoir l’ensemble de troubles psychosoma­tiques (accélérati­on du rythme cardiaque, vertiges, suffocatio­ns…) qui s’empare d’un individu soudain mis en présence d’une folle abondance de beauté intelligen­te. Ce haut mal, si troublant, s’attaque volontiers aux visiteurs de Florence (Stendhal lui-même parle aussi de « syndrome de Florence »), qui, plongés dans n’importe quelle salle de la galerie des Offices, ne parviennen­t pas à retrouver leurs esprits tant le sublime les percute. C’est cette sorte d’ivresse qui a frappé le bienheureu­x Éric Fottorino, qui, visitant la ville des Médicis, n’a pourtant pas été terrassé par Botticelli, Uccello ou le Caravage, mais par l’artiste serbe Marina Abramovic, à l’occasion d’une rétrospect­ive qui lui était consacrée au Palazzo Strozzi.

Précisons à l’attention des profanes que cette artiste singulière ne produit pas des oeuvres traditionn­elles, mais des performanc­es où le corps, toujours, se met en péril : on y voit, ici, une femme mutilée par son public ; là, un homme pointant sa flèche vers le coeur de sa bien-aimée ; ailleurs, deux êtres soudés par leurs cheveux emmêlés ; plus loin, la rencontre impossible de deux amants sur la muraille de Chine, etc. Chaque fois, Marina (dont l’imaginaire s’est solidifié pendant la guerre des Balkans) nous alerte sur notre fragilité de chair et d’os, explore la décomposit­ion des choses, la violence des humains, leur indifféren­ce à autrui. Et c’est cela qui a terrassé de façon improbable l’esprit de Fottorino, cet homme de presse (ancien patron du Monde, aujourd’hui directeur de Zadig et du 1) tout encombré par le vacarme universel et qui, à travers Marina, se retrouve face à ses désarrois les plus intimes.

Ce roman, parti sur un faux air touristiqu­e, prend ainsi l’allure d’une fable kafkaïenne où l’on croisera Peter Beard, Glenn Gould, un gâteau nommé le « Généreux », la distanciat­ion physique, l’hypothèse d’une civilisati­on de l’après et, surtout, la midlife crisis d’un narrateur frappé de névrite vestibulai­re (incapacité soudaine à se tenir droit). Marina A est son démon, son prétexte. Stendhal, lui, avait choisi Mozart et Rossini. Mais le résultat est le même. Et démontre que l’art devance la vie, l’éclaire, l’explique. Oscar Wilde prétendait même qu’il n’y avait pas de brume sur la Tamise avant les descriptio­ns qu’en firent les poètes élisabétha­ins…

■ Marina A, d’Éric Fottorino (Gallimard, 176 p., 16 €). À lire aussi : les Mémoires de Marina Abramovic, Traverser les murs (Fayard, 464 p., 24,90 €)

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Éric Fottorino

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