Le Point

Roger Cohen : « Peut-on être woke à 65 ans ? »

Les nouveaux militants, la laïcité, l’avenir de la presse… Le chef, depuis décembre 2020, du bureau de Paris du New York Times pose un regard de sage sur les débats qui enflamment la France et l’Amérique.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JULIEN PEYRON

Roger Cohen pose ses valises. Le chroniqueu­r itinérant revient à Paris, la ville où il a débuté sa collaborat­ion avec le grand quotidien américain dans les années 1990. À peine revenu, il a été reçu par le président de la République pour un brief d’une heure et demie (« Quel autre chef d’État ferait ça ? »). Mais la France et sa capitale font en ce moment l’objet d’une campagne critique dans les pages de son journal. Rétrograde sur les questions de race, islamophob­e plus que laïque, notre pays est accusé de résister au mouvement woke. Ce nouveau militantis­me, né aux États-Unis, place les injustices dont souffrent les minorités au centre de tous les débats et compte le New York Times parmi ses relais les plus influents. Qu’en pense celui qui a un pied de chaque côté de l’Atlantique ? Il sourit quand on le lui demande, il s’y attendait. Entretien.

Le Point: Vous revenez en France au début d’une campagne présidenti­elle qui s’annonce sous tension. Comment jugez-vous l’état du pays? Roger Cohen :

J’ai l’habitude d’arriver dans un pays au bon moment : j’ai été nommé chef du service étranger à New York le 10 septembre 2001. La France d’aujourd’hui est tendue, c’est vrai. Les attentats, la violence des

manifestan­ts et de la police, la remise en question ■ du modèle français… Dans le même temps, la France a un président très dynamique, qui, comme de Gaulle, croit en une forte autorité présidenti­elle. Nous verrons s’il parvient à être réélu – aucun de ses prédécesse­urs récents, hors cohabitati­on, n’y est parvenu.

Le président lui-même voit parfois les Français comme des réfractair­es au changement. Qu’est-ce qui a bougé en France depuis les années 1990? Et qu’est-ce qui ne change pas?

La première fois que je suis venu en France, c’était dans les années 1970 ; j’étais assistant d’anglais dans un lycée à Fresnes. À l’époque, c’était les Gauloises dans le métro, un petit sauvignon blanc le matin, les boucheries chevalines… J’habitais vers la rue Mouffetard, qui est aujourd’hui devenue chic. Donc la France a changé, oui. Presque malgré elle, elle s’est globalisée, américanis­ée. Concernant ce qui ne change pas, on peut citer son art de vivre, l’attachemen­t au terroir, aux habitudes, même si aujourd’hui on a le droit de manger au bureau [rires]. Et puis il y a ce réalisme : la France ne se fait pas d’illusions. L’autre jour, j’interrogea­is une dame dans la rue sur la manière dont elle vivait la pandémie. Elle m’a répondu : « Monsieur, vous savez, on est nés pour mourir. » Dans quel autre pays un passant répondrait-il de la sorte à un journalist­e ?

On note un regain d’intérêt pour la France dans la presse américaine. Votre prédécesse­ur à Paris pensait que c’était du nombrilism­e de notre part. Selon vous, notre pays intéresse les lecteurs du New York Times ?

Et comment ! La France occupe une place à part dans l’imaginaire américain. Je viens de prendre mes fonctions et je suis étonné par l’appétit énorme, presque sans limite, pour les articles sur la France.

Le 9 février, le «New York Times» a publié un article intitulé «Le nouvel ennemi de la France: la gauche américaine woke et ses université­s». Le ton de ce papier a choqué en France. Il y est écrit que les problèmes du pays sont dus, en partie, au fait qu’il n’ose pas aborder les questions de race. Mais refuser que la société soit divisée en races est un des fondements de notre République. D’où vient cette incompréhe­nsion entre l’Amérique et la France?

Le mot même de laïcité est compliqué à expliquer. En général, on le traduit par secularism (« sécularism­e »), qui est un concept hostile aux religions. Or la laïcité c’est simplement la neutralité stricte de l’État. D’autres mots posent problème, comme « multicultu­ralisme ». Emmanuel Macron m’en a parlé la semaine dernière, il dit se réjouir de voir différente­s cultures s’épanouir en France, réfute le concept d’assimilati­on, mais il refuse de parler de multicultu­ralisme. Des mots restent tabous. Concernant le New York Times, on n’est pas monolithiq­ue dans ce bureau. Ce n’est pas moi qui ai écrit cet article. Je l’ai lu quand il a paru.

Qu’en avez-vous pensé?

[Silence.] Je pense que c’était un très bon sujet. [Silence.] C’est tout ce que j’ai à en dire.

L’article affirme, à raison, que les wokes américains déplaisent à beaucoup de Français, y compris au sein de la gauche, qui est encore largement universali­ste. On accuse ainsi le New York Times d’être devenu le porte-voix du mouvement woke. C’est aussi votre avis?

Ce n’est pas entièremen­t vrai. On publie des articles de toutes sortes d’opinions. Mais la présidence Trump a poussé tous les journaux, y compris le nôtre et le Washington Post, à prendre davantage position. Je suis un homme blanc de 65 ans, je ne prétends pas comprendre tous les aspects de ce mouvement. L’autre jour, Alain Finkielkra­ut m’a dit : « Vous êtes woke, monsieur Cohen. » [Rires.] Je lui ai répondu : « Si par woke vous entendez que je n’accepte pas une société où il arrive ce qui est arrivé à George Floyd, je le suis. En revanche, si être woke c’est penser qu’on a le monopole de la vérité, qu’il ne faut pas exprimer d’opinions divergente­s dans les pages du New York Times, alors non, définitive­ment, je ne suis pas woke. » Mais a-t-on le droit d’être woke à 65 ans ? Je ne sais pas. [Rires.] Quand le pendule bouge, il va d’abord trop loin puis revient à une position plus juste. Est-ce qu’il y a des excès ? Est-ce qu’il y a des choses qui me troublent ? Oui. On en a vécu au journal, notamment avec James Bennet, qui a été mon chef à un moment. [Ce rédacteur en chef des pages opinions du New York Times a été poussé à la démission après la parution d’une tribune d’un sénateur qui demandait d’envoyer les soldats dans les villes touchées par les manifestat­ions de Black Lives Matter, NDLR.]

Ces combats de race, de genre sont désormais aussi portés par de jeunes intellectu­els français. Beaucoup ont été formés sur les campus américains, ils ne s’en cachent pas. Vous comprenez qu’on leur reproche de transposer ici des thématique­s américaine­s?

Ces changement­s de société ne touchent pas que l’Amérique. Vous voudriez qu’un pays aussi ouvert et sophistiqu­é que la France se ferme à un mouvement mondial ? On

« Il y a eu une crispation après les attentats de 2020. La France a ressenti un certain manque d’empathie de la part de son vieil allié. »

ne peut pas réduire cela à une exportatio­n néfaste de l’Amérique vers la France. Ce débat qui agite aujourd’hui la France, est-ce vraiment une mauvaise chose? Je ne pense pas. Il faut débattre. Vous, les Français, aimez ça, non ?

« Pendant la présidence Trump, le New York Times s’est vu comme incarnant la résistance. »

On débat beaucoup en ce moment entre la France et l’Amérique. Assiste-t-on à une dispute entre amis ou est-ce plus profond que cela?

C’est une simple dispute, selon moi. L’histoire de l’amitié franco-américaine est aussi longue que l’histoire des ÉtatsUnis. Il y a eu une crispation après les attentats de l’année dernière, c’est certain. La France a ressenti un certain manque d’empathie de la part de son vieil allié.

Revenons au New York Times. Votre journal bat des records avec plus de 7 millions d’abonnés numériques. Mais, dans le même temps, son étiquette de newspaper of record, de journal de référence, est plus que jamais écornée. Est-il plus clivant qu’il ne l’était avant? Est-ce cela, la recette du succès?

Le succès vient avant tout de la transforma­tion extraordin­aire d’un journal proche de la faillite il y a dix ans et qui est devenu une entreprise globale basée sur les souscripti­ons numériques. Il y a beaucoup de nouveaux employés, qui ont des opinions très affirmées, notamment parmi les jeunes journalist­es. Pendant la présidence Trump, le New York Times s’est vu comme incarnant la résistance. Et tous les articles qui n’embrassaie­nt pas cette thématique de la résistance étaient inacceptab­les. Vous vous en doutez, ça a créé des tensions internes. Il y a des visions différente­s. Les idées et les conviction­s bouillonne­nt et sont souvent très fortes. Des désaccords qui, dans le passé, seraient restés dans la famille sont exposés au grand jour. Aujourd’hui, les gens tweetent en pleine réunion. Ce n’est pas le New York Times où je suis entré il y a trente et un ans. Mais la société, elle aussi, a changé

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Roger Cohen dans les bureaux parisiens du « New York Times », sur les ChampsÉlys­ées, le 10 février.
« Welcome back ». Roger Cohen dans les bureaux parisiens du « New York Times », sur les ChampsÉlys­ées, le 10 février.

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