Balzac, prophète du XXIe siècle
Grand lecteur de « La Comédie humaine », le financier Alexis Karklins-Marchay a décelé dans l’oeuvre de l’écrivain les signes avant-coureurs de notre époque.
Philippe Muray disait que Balzac était moins le pape du réalisme qu’un « voyant ». On ajoutera : un visionnaire. Jugeons un peu. « La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis en mouvement par des nains, est née ainsi. Si en subordonnant toute chose et tout homme à sa volonté, Napoléon avait retardé pour un moment l’influence de la bureaucratie, ce rideau pesant placé entre le bien à faire et celui qui peut l’ordonner, elle s’était organisée sous le gouvernement, nécessairement ami des médiocrités, grand amateur de pièces probantes et de comptes, enfin tracassier comme une petite-bourgeoise. » On croirait ces lignes écrites au début du XXIe siècle. Elles sont extraites des Employés (1838), l’une des quelque 90 briques de La Comédie humaine de Balzac – citée à profusion non par un critique littéraire, mais par le membre d’un cabinet en conseil financier, Alexis Karklins-Marchay. Sidéré par l’effet de miroir de La Comédie, cet économiste nous rappelle, oeuvre en main, qu’on peut lire la France de 2020, ce pays qui dure et perdure dans ses travers, à l’aune de ce bréviaire littéraire.
On peut la lire en souriant, tant l’ironie de Balzac est jouissive – loin des pisse-froid d’aujourd’hui. « Il savait qu’il ne s’était pas rencontré de ministre qui eût pris sur lui d’avoir une opinion, de décider la moindre chose sans que cette opinion, cette chose eût été vannée, criblée, épluchée par les gâte-papiers, les porte-grattoirs et les sublimes intelligences de ses bureaux», telle est la banderille lancée par le toréador Balzac dans Ferragus. Pour lutter contre cette inertie où s’est perdu le sens de l’État, parce que « l’État, c’est tout le monde, or tout le monde ne s’inquiète de personne », Balzac proposa même, par le biais de son protagoniste Rabourdin, une vraie réforme de l’administration.
Professeur d’énergie. En d’autres temps, le communiste André Wurmser, dans les pas de Georg Lukacs, avait actualisé l’analyse de Balzac à travers le prisme de l’argentroi (La Comédie inhumaine, 1964). En 2018, Nicolas Bouzou et Julia de Funès avaient remis le couvert (La Comédie (In)humaine). Face à l’océan de papier balzacien, KarklinsMarchay a multiplié digues et chenaux : Balzac et la finance, les entrepreneurs, les classes sociales, la politique… Enfant de la Révolution, le Tourangeau décanta une époque où la France accomplissait sa mue économique et financière; nos révolutions numériques et sanitaires ont eu, on l’oublie parfois, leurs antécédents agités.
Face à l’administration assise, Balzac, conservateur libéral et formidable professeur d’énergie, fit l’éloge des entrepreneurs dont le plus célèbre est le parfumeur César Birotteau, aussi débordant de projets que l’écrivain, et acculé également à la faillite. « Fabriquer à meilleur marché que les autres, suivre une affaire qu’on ébauche, qui commence, grandit, chancelle et réussit… mais c’est vivre, ça ! » Dans Le Médecin de campagne, le docteur Benassis transforme un bourg misérable en une petite ville prospère et se réjouit de la réussite des autres : « J’étais joyeux de la joie de ces gens et de la mienne. » Joie guère partagée. Sur l’égalitarisme, mal français, Balzac tire des bordées qui n’ont pas pris une ride : « L’égalité moderne a nécessairement développé l’orgueil, l’amour-propre, la vanité, les trois grandes divisions du Moi social », diagnostique-t-il dans Béatrix, avant de viser avec férocité les droits-de-l’hommiste: « En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l’Envie. » L’envie, gène dominant du Français moyen : « Le Français plaint rarement les malheureux au-dessus desquels il s’élève, il gémit toujours de voir tant d’heureux au-dessus de lui. »
Et si l’on pense que la vue à court terme et la versatilité sont des maux actuels, Balzac nous rappelle que la plaie est ancienne : « En France, la loi politique aussi bien que la loi morale, tous et chacun ont démenti le début au point d’arrivée, leurs opinions par la conduite, ou la conduite par les opinions. » Du moins y est-on fidèle à ses défauts. Gageons que, si Balzac revenait, il ne serait pas dépaysé. En Chine, on le fait étudier pour alerter sur les ravages de l’argent. Et en France ?
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Notre monde selon Balzac. Relire La Comédie humaine au XXIe siècle, d’Alexis Karklins-Marchay (Ellipses, 520 p., 25 €).
« En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l’Envie. »