Les Murs blancs, un lieu où souffle l’esprit…
Léa et Hugo Domenach font revivre ce phalanstère où vécurent après 1945 d’augustes « murblanquistes », d’Emmanuel Mounier à Paul Ricoeur en passant par leur grand-père, Jean-Marie Domenach.
Plus « un monastère de culture » qu’un « pensionnat en folie ». C’est l’histoire d’une grande famille qui a laissé la chair de côté pour ne s’intéresser qu’aux choses de l’esprit. Une famille d’idées, en fait un groupe d’amis engagés, qui a poussé la complicité jusqu’à s’installer, après 1945, dans une vaste demeure de Châtenay-Malabry (Hauts-deSeine), baptisée Les Murs blancs – comme l’indique encore le panneau à côté du portail. Les membres du « phalanstère », qui ont alors des gueules de jeunes intellectuels marquées par la guerre, s’appellent Emmanuel Mounier, Paul Fraisse, Henri-Irénée Marrou, Jean-Marie Domenach et Jean Baboulène, suivis par d’autres, tel Paul Ricoeur. Ils sont historiens, agrégés de philosophie, psychologues, journalistes. Ils ont femme, enfants et plein d’idéaux inspirés de leur foi catholique, de philosophie humaniste et d’un rejet du capitalisme.
À l’origine, le guide du groupe, Mounier, souhaitait faire de cette maison un centre d’éducation pour jeunes, un projet auquel il renoncera après l’occupation allemande, au moment où se reconstitue une partie de la petite communauté de la revue Esprit. Les uns ont fait de la prison, les autres ont rejoint les maquis. Il leur faut tout reconstruire. Ils se retrouvent donc pour poursuivre l’aventure de leur publication, censurée par le gouvernement de Vichy. Pour organiser la vie au sein du domaine, une « Constitution murblanquiste » est établie, qui indique, dans son article premier, qu’il n’y a dans la demeure « ni propriétaires, ni locataires, ni oppresseurs, ni opprimés ». La maison devient un des hauts lieux de la vie intellectuelle française, dont la production pèsera dans les débats sur le stalinisme (un temps proche du communisme, Esprit prendra ses distances dès les années 1950 et luttera vigoureusement contre le totalitarisme), la guerre d’Algérie et Mai 68. Le corpus idéologique de ce qu’on appellera la « deuxième gauche » se façonne alors dans les salons des Murs blancs.
« Jim » et Mamita. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Un livre dépoussière les lieux et nous invite à voir ce que fut la vie passionnante des « murblanquistes » de 1944 à 2005, année de la mort de Paul Ricoeur. Ce livre est l’oeuvre de deux des petits-enfants de Jean-Marie Domenach, Léa et Hugo, qui savaient peu de choses de leur grand-père avant de se lancer dans ce travail d’historiens d’un lieu et d’une génération. Les souvenirs, les leurs, se résument à des cabanes au fond du jardin, des jeux dans le bac à sable et des images de « Jim » (le surnom de Domenach), à la fois blagueur et râleur derrière ses grosses lunettes carrées, et de Mamita, la grand-mère, trop souvent aux fourneaux.
Le duo est retourné sur les lieux, s’est documenté, a sollicité la mémoire des rares survivants. Et même, pour finir, celle d’un visiteur pas comme les autres, qui occupe aujourd’hui une maison plus prestigieuse encore, l’Élysée. Alors étudiant à Sciences Po, Emmanuel Macron, on le sait, fut proche de Paul Ricoeur, au point de lui rendre maintes fois visite aux Murs blancs au début des années 2000. Le président se souvient de l’obscurité du bureau du maître, des volumes de Platon et d’Aristote aux éditions Les Belles Lettres alignés sur les étagères, du grand arbre dans le jardin, bref, d’« une espèce de temps irréel ». Un lieu où souffle l’esprit…
■ Les Murs blancs, de Léa et Hugo Domenach (Grasset, 320 p., 20 €).
Le corpus idéologique de ce qu’on appellera la « deuxième gauche » se façonne dans les salons des Murs blancs.