Hannah Arendt, ou penser par soi-même
Par l’importance qu’elle accorde à la réflexion individuelle et à l’action politique, et à l’heure où des enseignants sont menacés par l’obscurantisme, la politologue est au coeur de l’actualité. « Le Point » lui consacre un hors-série.
Penser et agir : telles sont pour Hannah Arendt (19061975) les deux conditions sine qua non pour être pleinement humain et prétendre être libre. « La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action », affirme-t-elle dans La Crise de la culture (1961). L’homme est non seulement un être qui travaille pour survivre et pour créer, mais aussi un acteur politique. L’homme libre est un « faiseur de miracle » qui fait advenir ce qui, sans lui, aurait eu très peu de chance d’arriver.
Pour cela, il doit penser, faute de quoi il se condamne à subir. « La pensée […] conçue comme un besoin naturel de la vie […] n’est pas la prérogative d’une minorité, mais une faculté constamment présente en chacun de nous », écrit-elle dans La Vie de l’esprit (1971). « Elle ne dépend ni de l’intelligence, ni du niveau de formation ou de culture. » Ce qui l’amène à valoriser l’opinion de chacun contre la volonté générale. « L’opinion, et non la vérité, est l’une des bases indispensables de tout pouvoir », affirme-t-elle. N’importe qui doit donc avoir le droit de s’exprimer à partir du moment où il a réfléchi. Car « la politique repose sur un fait : la pluralité humaine ».
Tyrannie de la majorité. Arendt, dont l’ouvrage Les Origines du totalitarisme est publié en 1951, a en tête la soumission des masses au nazisme et au stalinisme. Mais à l’heure où les réseaux sociaux imposent la tyrannie de la majorité, sa conception de la société politique interpelle : peut-on encore penser par nous-mêmes ? À l’heure du lynchage sur le Net et des menaces de mort en ligne, est-ce possible ? Car l’exercice est périlleux. Elle-même n’a pas été épargnée. Nombre de ses prises de position ont suscité d’intenses polémiques, qui ont fait d’elle l’un des philosophes les plus connus de la planète, les plus admirés mais aussi les plus haïs. Dans Penser sans entraves, hors-série de sa collection « Les Maîtres-penseurs », Le Point dresse le portrait de cette personnalité hors norme pour essayer de comprendre son oeuvre, mais aussi la vie qui l’a nourrie.
Plusieurs faits majeurs conditionnent en effet la pensée de Hannah Arendt : d’abord sa formation à la phénoménologie et à l’existentialisme avec Martin Heidegger et Karl Jaspers. Le premier l’a marquée au fer rouge, parce qu’il a été son grand amour de jeunesse, parce qu’il lui a appris à lire les textes autrement. Le second, philosophe passé par la psychologie, lui a permis d’analyser les événements politiques avec un oeil critique nettoyé des traditionnelles approches de la philosophie allemande.
Deuxième fait important : la persécution nazie, qui lui a fait découvrir son statut de juive, elle qui se croyait d’abord allemande, et qui l’a obligée à fuir l’Allemagne en 1933 pour devenir une réfugiée.
Troisième tournant : sa rencontre dans les années 1930 avec Kurt Blumenfeld, qui l’initie au sionisme, sans l’em
pêcher de faire entendre une voix dissidente, et avec Heinrich Blücher, son second mari, un autodidacte surdoué qui lui fait découvrir la pensée politique et d’abord le marxisme. Sans jamais la convertir.
Enfin, dernier marqueur de sa vie : la découverte de la démocratie américaine, qui va la fasciner, même si évidemment elle la critique. À partir de ces expériences humaines et des événements qu’elle observe, elle produit une pensée dont le fil rouge est l’analyse de l’engagement humain, sa responsabilité, sa liberté. Celle qui se revendique écrivain politique s’intéresse ainsi autant à la révolution hongroise de 1956, où le peuple se soulève contre la tutelle soviétique, qu’au scandale des Pentagon Papers, qui révèle le mensonge (déjà) de la Maison-Blanche sur les vraies raisons de la guerre du Vietnam. Une oeuvre qui l’oblige à une certaine marginalité, même si elle a enseigné dans les plus prestigieuses universités aux États-Unis, pays où elle s’est réfugiée en 1941 et dont elle a pris la nationalité dix ans plus tard. Une oeuvre non systémique, complexe, subtile et difficile à suivre parfois. Arendt est en effet politiquement inclassable, même si elle est revendiquée aujourd’hui aussi bien par des radicaux de gauche que par des conservateurs.
Conservatrice et radicale. Ainsi est-elle libérale quand elle exalte les vertus de la révolution américaine (1765-1783), notamment le fait qu’elle instaure le fédéralisme. Elle l’oppose à la Révolution française, dont la conception des droits de l’homme n’a pas permis de protéger les citoyens sous la Terreur, et qui a créé l’État-nation, pour elle matrice du totalitarisme du XXe siècle et source de tous les problèmes des réfugiés. « Le droit, c’est le droit d’avoir des droits, ce droit étant garanti par la citoyenneté. Si nous ne mettons pas un terme à cela – non pas en instaurant un acte comptant d’innombrables droits dont ne jouissent que les civilisations les plus développées mais un droit à la citoyenneté internationalement garantie […], nous aurons ainsi toujours davantage de gens qui en raison de leur statut légal ne sont plus humains, qui n’ont plus de place dans l’humanité. »
Elle est pourtant conservatrice quand elle critique les nouvelles méthodes pédagogiques qui donnent trop de liberté aux enfants. « Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle. […] C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux », écrit-elle dans La Crise de la culture. Mais, à rebours, elle est radicale quand elle défend la démocratie par les conseils, tels les soviets des origines ou les conseils de citoyens de la révolution hongroise de 1956, gage de pluralité.
Ainsi Hannah Arendt est-elle «politiquement incorrecte ». L’affaire Eichmann en témoigne. Juive, elle remet en effet en cause dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), qu’elle écrit après avoir suivi en 1961 le procès du criminel nazi, le rôle des conseils juifs créés par les Allemands pour organiser les ghettos et dresser plus aisément les listes des déportés. Pourquoi ? Parce que collaborer, même à son corps défendant, signifie participer à sa propre extermination.
Elle refuse aussi de voir en Eichmann l’incarnation du mal extrême. Parce qu’il ne pense pas. « Adolf Eichmann n’était pas stupide, écritelle. C’était la pure absence de pensée […] qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Et si cela est “banal” et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir dans Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit pas pour autant, loin de là, que cela est ordinaire. » Mais le concept de banalité du mal qu’elle invente alors est compris par certains comme si toutes les victimes étaient potentiellement capables de commettre les crimes de leurs bourreaux. Elle est traitée de nazie !
Le féminisme qui prend son essor dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis ? Elle déclare publiquement que les femmes ne sont pas faites pour commander et refuse d’être présentée et honorée en tant que femme philosophe. Pour elle, la pensée n’a pas de genre. Dérangeante ? Agaçante ? Certes. Mais stimulante. La preuve ? Des féministes comme Judith Butler reprennent aujourd’hui certains de ses concepts pour faire avancer leur cause. C’est aussi cela, penser sans barrières
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À partir d’expériences humaines et d’événements qu’elle observe, elle produit une pensée dont le fil rouge est l’analyse de l’engagement humain, sa responsabilité, sa liberté.