Le Point

Musique : mise au Clerc

Il est l’un des derniers monuments de la chanson française. Chanteur-compositeu­r de dizaines de tubes, Julien Clerc sort un nouvel album, Terrien. Mais à quoi pense-t-il ?

- PAR ANNE-SOPHIE JAHN

«Je ne m’arrêterai pas de chanter “matez ma métisse”. Je suis descendant d’esclaves, j’en ai toujours été fier. Quand le monde a péché, il faut le dire et le souligner, mais sanctionne­r Les Aristochat­s ou abattre les statues, c’est absurde. On ne peut pas rattraper le mal qui a été fait, il vaut mieux s’en servir pour raconter et éduquer, non?» Assis dans un des larges fauteuils beiges du bureau de Pascal Nègre, l’ancien patron tout-puissant d’Universal devenu son manager, Julien Clerc réajuste son foulard noir de rockeur et sa veste en cuir sur sa svelte silhouette. Son âge ? N’en parlons pas. La veille, l’homme qui déteste vieillir a revu L’Étrange Histoire de Benjamin Button avec son fils de 12 ans. Un film de David Fincher tiré d’une nouvelle de Fitzgerald, dans lequel Brad Pitt rajeunit avec le temps. Après avoir vécu cinq ans à Londres pour son « exotisme », dit-il, Julien Clerc a été ramené à Paris par le coronaviru­s. Sous son masque blanc, on imagine le célèbre sourire, la mâchoire carrée qui fait encore tomber les femmes. On se dit que Julien Clerc a quelque chose de l’image qu’on se fait de Jules César. Ce sont peut-être les cheveux, coupés court, dont une mèche grisonnant­e s’échappe vers le front, ou le regard noir, un peu tombant. «Recommence­r, ce n’est pas refaire», disait l’empereur romain. Pour son 39e album (26 en studio et 13 en live), Julien Clerc a cherché de nouvelles plumes, plus jeunes et plus féminines. Aux côtés de ses fidèles soldats (Carla Bruni, Didier Barbelivie­n, Marie Bastide), de nouvelles recrues, Clara Luciani, Jeanne Cherhal, le rappeur Vincha et Baptiste Hamon, ont rejoint sa cohorte de paroliers, ainsi que de glorieux anciens comme Marc Lavoine et Bernard Lavilliers. «Je me fous de leur âge, explique-t-il. Ce que je recherche, ce sont des bons textes, la nouveauté, la fraîcheur, la surprise, le mot que je n’attendais pas et qui me suggère une musique. La nouvelle génération écrit différemme­nt, avec d’autres mots, d’autres tournures de phrase. C’est parce que je travaille avec beaucoup d’auteurs différents que je suis encore là. »

Ce nouvel album, produit par Marlon B. (ancien batteur de Phoenix et d’Air, producteur de Brigitte ou de Juliette Armanet), colle à l’actualité. Réchauffem­ent climatique, femmes abusées, dépression, Brexit, besoin de s’échapper… L’un des titres, «Mademoisel­le », résonne même comme une ode à Samuel Paty. « Le combat pour séparer l’Église de l’État a été long, constate celui qui se dit athée. La laïcité est aujourd’hui au fondement de notre société. Le monde est en train de changer,

« Je ne m’arrêterai pas de chanter “matez ma métisse”. Je suis descendant d’esclaves, j’en ai toujours été fier. »

mais il faut réaffirmer notre modèle. L’abbé Pierre rappelait qu’il n’avait fallu que quelques mois aux barbares pour mettre à bas l’Empire romain. »

À l’heure où les libertés d’expression et de moeurs sont questionné­es, il se souvient de ce jour de printemps 1967 où, à 20 ans, il entre dans le bistrot L’Écritoire, place de la Sorbonne, en criant : « Qui veut m’écrire une chanson ? » Étienne Roda-Gil, alors poète anarchiste, se porte volontaire. C’était l’ère prévirtuel­le, « une période incroyable en termes d’invention artistique ! s’émerveille le chanteur, fils d’un haut fonctionna­ire à l’Unesco, normalien et gaulliste, et d’une Guadeloupé­enne socialiste (dont la mère faisait le ménage dans la future belle-famille). L’époque était plus ouverte sur l’avenir, on avait plus de rêves. » Lui n’en a pas eu le temps : ça a tout de suite marché. Le 9 mai 1968 sort son premier 45-tours, avec en face A « La Cavalerie », dont les paroles « Et j’abolirai l’ennui » sont reprises comme slogan de Mai 68. Il est le porte-parole de la jeunesse abattant la société à coups de pavés, malgré lui : « Je n’ai pas été sur les barricades. Mon père avait une grande influence sur moi et trouvait que c’était une chienlit épouvantab­le. J’étais amoureux d’une fille à Bourg-laReine, je composais des chansons sur son piano, c’est tout ce qui m’importait. Ils disaient quand même beaucoup de conneries, la pire étant “Il est interdit d’interdire” ! »

Selon lui, les crimes sexuels dénoncés récemment (Polanski, Duhamel…) ne sont pas liés à cette période de liberté sexuelle, ils auraient été commis de toute façon. « J’ai eu beau connaître une époque où tous les abus étaient permis, je suis toujours resté raisonnabl­e, même si je vois bien que l’infidélité choque plus les jeunes femmes d’aujourd’hui », dit-il. « J’ai été bien élevé. Mon père ne mésestimai­t pas les femmes, et je n’ai vécu qu’avec des femmes fortes, donc été sensibilis­é très vite au féminisme. Je n’ai jamais osé le dire à Miou-Miou [ex-compagne, NDLR], mais j’ai quitté la salle au milieu du film Les Valseuses : je n’ai pas supporté certaines scènes. J’ai eu la chance de connaître Gisèle Halimi et de vivre de près les grands procès de viol, donc je trouve que #MeToo, c’est bien. Et puis je comprends que les femmes puissent toujours souffrir du patriarcat », assure-t-il, rappelant qu’il a élevé et nourri (chez lui, c’est lui qui cuisinait) cinq enfants, dont la réalisatri­ce Jeanne Herry et la chanteuse Vanille.

«La brillantin­e des dieux». À 73 ans – pardon ! –, il semble serein. Il ne s’attarde pas devant les miroirs, essaie de penser plutôt à sa prochaine tournée, pour laquelle il travaille sa voix toutes les semaines. « C’est une forme de yoga. », confie-t-il. Il admire toujours Bob Dylan et Paul McCartney, mais il écoute aussi Orelsan et Angèle. Il n’a peut-être pas rempli le Stade de France, mais il n’a pas connu de traversée du désert non plus. Aucune horde de fans ne se jette sur lui dans la rue, mais ses fidèles viennent à chaque concert. Depuis plus d’un demi-siècle, ses tubes « Ce n’est rien », « Si on chantait », « Ma préférence » ou encore « Femmes, je vous aime » font partie du paysage sonore français. Il a une voix forte, haut perchée et chargée d’un vibrato très serré, une voix « de tôle ondulée », dira Souchon, « de chèvre », diront ses détracteur­s, « d’octavon », préfère-t-il. Sa variété est raffinée, consensuel­le, et il n’a suscité l’incompréhe­nsion qu’une fois, avec la chanson « Poissons morts », dont personne ne comprend le sens : « Poissons morts/ Allez donc dire aux moissonneu­ses/ Poissons morts/ Que la graisse de mitrailleu­se/ N’est pas la brillantin­e des dieux. » « Tout le monde se moquait de moi à l’époque à cause de ces paroles d’une poésie baroque très roda-gilienne, alors qu’elles parlaient évidemment d’écologie ! s’étonne-t-il. On était peut-être trop en avance… » On s’aperçoit qu’il a un peu la même diction que Mitterrand, dont il avait soutenu l’élection. Quelqu’un lui fait signe qu’il doit maintenant partir. Il déploie ses longues jambes. Et c’est comme une tourterell­e qui s’éloigne à tire-d’aile…

Terrien (Play Two)

« Je n’ai jamais osé le dire à Miou-Miou, mais j’ai quitté la salle au milieu du film Les Valseuses : je n’ai pas supporté certaines scènes. »

 ??  ?? « Laissons entrer le soleil ». 1969, Julien Clerc triomphe dans « Hair », la comédie musicale venue de Broadway.
« Laissons entrer le soleil ». 1969, Julien Clerc triomphe dans « Hair », la comédie musicale venue de Broadway.
 ??  ?? « Coeur de rocker ». À gauche, avec Gérard Depardieu et Serge Gainsbourg, au Palais des sports, en 1980. Au centre, époque peace and love, en 1969. À droite, bras dessus, bras dessous avec Françoise Hardy, en 1974. Ci-dessous, en 2021.
« Coeur de rocker ». À gauche, avec Gérard Depardieu et Serge Gainsbourg, au Palais des sports, en 1980. Au centre, époque peace and love, en 1969. À droite, bras dessus, bras dessous avec Françoise Hardy, en 1974. Ci-dessous, en 2021.
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