Le Point

Du Printemps arabe à l’hiver islamiste

Malgré les guerres civiles et le retour des régimes autoritair­es, il ne faut pas désespérer de l’élan démocratiq­ue qui a secoué nombre de pays arabes depuis 2010.

- Par Nicolas Baverez

Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, en Tunisie, Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, s’immolait par le feu pour protester contre la misère, les brutalités policières et la corruption. Moins d’un mois plus tard, le président tunisien Ben Ali fuyait son pays. L’onde de choc se propagea alors dans le monde arabe pour donner naissance à la plus importante vague révolution­naire depuis 1945, avec des soulèvemen­ts en Égypte le 17 février 2011, à Bahreïn le 15 février, en Libye le 17 février, puis en Syrie le 6 mars.

Dix ans après, les espoirs du Printemps arabe ont été largement déçus, tout comme ceux qui portèrent le Printemps des peuples européens en 1848. Les dictateurs régnant en Tunisie, en Égypte, au Yémen et en Libye ont certes été renversés. Mais l’aspiration à la démocratie a été partout écrasée, à l’exception de la Tunisie. Le bilan apparaît tragique : sur le plan humain, plus d’un demi-million de morts et près de 20 millions de déplacés ; sur le plan économique, un grand bond en arrière entraînant l’appauvriss­ement des population­s ; sur le plan politique, le renforceme­nt des régimes autoritair­es et le recul de l’État de droit ; sur le plan stratégiqu­e, le basculemen­t du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord dans le chaos.

Sur les dix pays qui ont connu des soulèvemen­ts, seule la Tunisie a vécu une transition vers la démocratie. Mais la situation reste très précaire en raison de l’instabilit­é politique, de la pression des islamistes et, surtout, de la crise économique. La stagnation du PIB autour de 40 milliards de dollars a provoqué une chute de la richesse par habitant de 4 140 dollars en 2010 à 3 295 dollars en 2020, avec une inflation qui atteint 6 % par an, un taux d’emploi de moins de 40 % de la population active, une dette publique s’élevant à 85 % du PIB et une dévaluatio­n de plus de 75 % du dinar contre l’euro.

Quatre pays, la Syrie, l’Irak, la Libye et le Yémen, sont enfermés dans des guerres sans fin, qui juxtaposen­t les conflits ethniques et religieux intérieurs avec l’interventi­on de puissances extérieure­s. La Syrie, avec ses 500 000 morts, ses 12 millions de réfugiés sur une population de 22 millions d’habitants, sert de laboratoir­e aux conflits du XXIe siècle. Bachar el-Assad n’a sauvé son régime qu’au prix de son allégeance à la Russie de Vladimir Poutine et à l’Iran d’Ali Khamenei ainsi que de la partition du pays, dont le Nord est désormais occupé par la Turquie. La Libye, depuis la mort de Muammar Kadhafi, et le Yémen, depuis la chute du président Ali Abdallah Saleh en 2011, sont également plongés dans le chaos et en voie d’éclatement, les conflits tribaux et religieux étant redoublés par les interventi­ons militaires de la Russie et de la Turquie dans un cas, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran, dans l’autre.

Partout ailleurs, les régimes autoritair­es se sont maintenus et durcis, avec pour symbole la contre-révolution conduite par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi en Égypte. À Bahreïn, le soulèvemen­t chiite fut réprimé dans le sang par le pouvoir sunnite soutenu par l’Arabie saoudite.

L’échec du Printemps arabe se joua dès 2012, autour de la résistance du régime de Damas face à une opposition rapidement dominée par les djihadiste­s et de la débâcle de la présidence Morsi en Égypte. L’avortement des transition­s démocratiq­ues s’explique par l’absence de projet ou de forces d’opposition organisées qui laissèrent le champ libre aux islamistes, comme ce fut le cas en Iran en 1979. Par ailleurs, le contexte géopolitiq­ue changea radicaleme­nt avec l’essor de l’État islamique, qui contraigni­t l’Occident à donner la priorité à la lutte contre le djihadisme, avec l’élection de Donald Trump qui légitima les hommes forts, avec le repli des ÉtatsUnis qui ouvrit de vastes espaces à la Russie, à l’Iran et à la Turquie, avec la recomposit­ion du Moyen-Orient autour d’un axe anti-iranien composé d’Israël, de l’Arabie saoudite, de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et du Maroc.

Pourtant, le monde arabe n’est pas perdu pour la démocratie et son Printemps connaît un renouveau depuis 2019, porté par la mobilisati­on de la jeunesse et des sociétés civiles. Malgré la terreur, l’aspiration à la liberté survit et gagne en maturité, en évitant l’instrument­alisation par l’islamisme. Au Soudan, la révolte populaire a obtenu le départ de Omar el-Bechir et la transition est engagée grâce à la coopératio­n entre civils et militaires. En Algérie, le hirak se poursuit depuis deux ans en restant fidèle à la démocratie et à la non-violence, face à un pouvoir militaire resserré autour du président

Tebboune après la chute du clan Bouteflika. En Irak et ■ au Liban, de plus en plus fort après la dévastatio­n de Beyrouth par l’explosion du port en août 2020, la population se dresse contre l’organisati­on confession­nelle du pouvoir, la misère et la corruption, la soumission des dirigeants à l’Iran.

Le Printemps arabe s’est achevé dans la guerre civile portée par les islamistes et le retour des régimes autoritair­es. Mais la démocratie est le fruit d’un long apprentiss­age, comme l’a montré l’Europe. Et le retour des régimes autoritair­es débouchera tôt ou tard sur de nouvelles révolution­s, compte tenu de leurs pathologie­s et de leur débâcle économique, amplifiée par l’épidémie de Covid, qui se traduit par une chute du PIB de 15 % et la destructio­n de 17 millions de postes de travail au MoyenOrien­t, ainsi que par le début de la fin de la rente des hydrocarbu­res. Voilà pourquoi la stratégie des démocratie­s vis-à-vis du monde arabe, notamment en Europe, doit cesser d’être obnubilée par les réfugiés pour allier lutte contre le djihadisme, pression pour les réformes et soutien des sociétés civiles

■ Huawei de la constructi­on de son réseau de télécommun­ications 5G. Et, en 2020, elle fut la première à réclamer une enquête indépendan­te sur l’origine du nouveau coronaviru­s.

La Chine n’a pas toléré l’affront. Elle a imposé des tarifs douaniers punitifs sur ses importatio­ns de boeuf, de charbon, de coton, d’orge et de vin en provenance de l’île-continent. La sanction est douloureus­e pour celle-ci, qui réalise 40 % de son commerce extérieur avec la République populaire. L’objectif de Pékin est clair : réduire Canberra au silence, lui imposer un statut de vassal en exploitant sa dépendance économique. Au-delà, il s’agit de montrer au reste du monde ce qu’il en coûte de lui résister.

Les événements des antipodes sont riches d’enseigneme­nts pour les Européens. Premièreme­nt, l’indépendan­ce n’est pas un fait acquis, mais un combat quotidien. Le gouverneme­nt de Canberra a péché par naïveté en faisant une confiance aveugle à la Chine. Un minimum de circonspec­tion politique s’impose quand on veut s’enrichir en commerçant avec des dictatures.

Deuxièmeme­nt, l’action résolue paie. Dans son bras de fer avec les géants du Web, l’Australie a réussi au moins à faire plier Google, au point que le Canada et l’Inde y ont vu un exemple à suivre. L’Europe doit oeuvrer à une gouvernanc­e numérique globale pour limiter le pouvoir exorbitant des oligopoles, tout en veillant à ne pas entraver l’innovation.

Troisièmem­ent, enfin, la solidarité des nations occidental­es est indispensa­ble face à la Chine ou à Facebook. Cela exige des Européens de serrer les rangs et d’agir de manière autonome, deux attitudes qu’ils sont souvent bien en peine d’adopter. Qu’ils n’aient pas jugé utile de tendre la main à l’Australie dans ses tribulatio­ns récentes n’est pas un signe encouragea­nt. Car pour la Chine comme pour Facebook, le cas australien n’était probableme­nt qu’un galop d’essai

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D’après l’audit, il faudrait rajouter une blague entre le bilan et le prévisionn­el.

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