It revivre nos morts
Dans « Vivre avec nos morts » (Grasset), la femme rabbin raconte comment elle accompagne mourants et endeuillés.
1974 Naissance à Nancy au sein d’une famille juive traditionaliste. 1992 Départ à Jérusalem, où elle fera des études de médecine.
2000 Journaliste à France 2.
2008 Ordination rabbinique.
2013 En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme (Grasset). 2021 Vivre avec nos morts (Grasset).
Elle s’endurcit à force de tragédies. Être femme rabbin consiste à côtoyer la mort au quotidien. Elle accompagne les mourants jusqu’à leurs derniers instants ; elle console les endeuillés ; elle prend la parole lors des enterrements. La répétition amène la relativisation. Elle dit : « Oui, je m’endurcis. » Dans une petite pièce close, face à nous, elle apporte un courant de vie. Son portable vibre, son rire monte, sa voix vrille. Delphine Horvilleur a récemment révisé, avec son fils, la différence entre passé simple et imparfait. « Parce que les gens sont imparfaits, il faut les raconter au passé simple. Ce qui m’interpelle, c’est quand surgit de l’inédit. Le tournant narratif, la rupture d’habitude. La princesse dormait depuis cent ans, quand, soudain, le chevalier entra. On n’a pas fini de dire ce qui pourrait être. Dans les voyages au long cours, l’intérêt réside dans la sortie de route. » La femme rabbin Delphine Horvilleur a connu, début février, une sortie de route. Elle officiait lors de l’enterrement d’une connaissance, morte jeune, pour les membres d’une famille dont elle se sent proche. Tout le monde était effondré. Elle est restée impassible tout au long des obsèques. Un rabbin est là pour incarner plus grand que lui. La tradition est ce qui tient quand plus rien ne tient. À la fin de la cérémonie, un homme est allé à sa rencontre : « Cela a dû être difficile pour vous. » Ces mots l’ont mise à nu. Delphine Horvilleur a éclaté en sanglots. La femme a, un court instant, remplacé le rabbin. Elle s’est éloignée, avant de revenir. Delphine Horvilleur avoue devoir encore réfléchir à ce qui lui est arrivé. Le masque protecteur est tombé à ses pieds.
Dans Vivre avec nos morts (Grasset), elle raconte en 11 récits bouleversants la manière dont elle accompagne les mourants et leurs proches sur le chemin de la compréhension. Elle mêle histoires d’anonymes et récits de personnalités, réflexions à travers l’exégèse du texte sacré et souvenirs de moments autobiographiques. La pandémie a bouleversé les rites funéraires. « Dans les années qui viennent, nous allons avoir des fantômes tout autour de nous. Tant de gens n’ont pas pu accompagner leurs proches et ont laissé des personnes âgées mourir seules. À travers cette crise, la mort ne nous dit pas qu’elle est de retour, elle nous rappelle qu’elle n’est jamais partie. La pandémie nous a obligés à voir ce qui a toujours été là. On comprend ainsi combien on a besoin d’histoires collectives et personnelles pour se relever de la crise. Les histoires peuvent faire basculer le monde dans la terreur ou l’espoir. J’aspire à être une conteuse. Je n’ai pas de réponse face à la mort. Je sais simplement que, dans les moments critiques de l’existence, l’histoire que je vais pouvoir raconter peut être la clé du salut pour les endeuillés. » Elle officie, le lendemain de notre rencontre, à deux enterrements. Durant la matinée, à Pantin (Seine-SaintDenis) et, durant l’après-midi, à Bagneux (Hauts-de-Seine). Elle se rend, entre les deux, au chevet d’une femme mourante.
Seule. Dans Vivre avec nos morts, on croise Simone Veil et Marceline LoridanIvens ; une mère de famille dépressive obsédée par ses obsèques ; la psychanalyste Elsa Cayat ; une femme aux ongles vernis sur une table de dissection ; la figure d’Yitzhak Rabin. Avant chaque cérémonie, la femme rabbin s’entretient avec l’entourage du mort. Delphine Horvilleur doit comprendre qui on accompagne et de quoi les personnes qu’elle accompagne ont besoin. L’histoire du fils de Sarah fait partie des récits les plus prégnants. Un homme vient de perdre
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victimes doivent absolument parler, tout en prenant garde à ne pas devenir uniquement ce qui leur est arrivé. Il est essentiel de redevenir l’acteur de son propre destin. Quand on rencontre la rabbin, elle est en train de regarder la série En thérapie sur Arte. « Je ne crois pas qu’on soit défini par le sceau de son enfance, mais on ne peut rien inventer ex nihilo. L’enjeu de tout processus de croissance est de faire avec. On ne peut probablement pas reconstruire, colmater les failles, effacer les traces, pardonner. Mais on peut faire avec ce qui nous est arrivé. La théologie juive est entièrement construite sur le manque, la faille, le deuil. Le judaïsme des rabbins repose sur la destruction du temple de Jérusalem. Tout débute par du cassé, de l’incomplet, du coupé. On ne construit pas sur du solide, mais sur du cassé. Nous ne pouvons sans doute pas nous débarrasser de notre enfance, mais nous ne sommes pas condamnés à la revivre. On ne m’a pas dit certaines choses, on ne m’a pas donné certaines choses, mais elles m’ont probablement davantage construite que ce que l’on m’a dit et donné. La question est : comment on reprend une responsabilité sur ce qui nous arrive ? »
« Lost in translation ». La femme rabbin a longtemps reçu des lettres d’insultes et de menaces en tant que juive et en tant que femme. Les missives menaçantes concernent aujourd’hui surtout ses positions de gauche en matière de politique proche-orientale. Delphine Horvilleur a été ordonnée rabbin en 2008. Elle exerce au sein du MJLF (Mouvement juif libéral de France) et officie à la synagogue de Beaugrenelle dans le 15e arrondissement de Paris. Elle a été étudiante en médecine en Israël durant trois années, journaliste à France 2, puis femme rabbin attachée à la laïcité. L’écoute des autres est, à chaque fois, au coeur des choix. « On peut bien écouter quand on envisage, simultanément, de se mettre à la place de l’autre tout en sachant que l’on n’y arrivera pas. Dans une vraie écoute, on sait que quelque chose dans le langage de l’interlocuteur nous échappe. La conscience de l’autre réside dans la conscience subtile du “lost in translation” : il faut savoir que votre langue n’est pas la mienne et qu’il y aura forcément du malentendu. Bien écouter, c’est savoir que l’on sera dans le malentendu. »
L’exégèse lui a longtemps tenu lieu d’abri. Delphine Horvilleur ne s’est ici jamais autant dévoilée. Elle parle d’Ariane, l’une de ses meilleures amies, tombée
gravement malade. Elle l’a accompagnée comme amie et comme rabbin. On ne sait si elle s’en rend compte : sa voix se fêle à son évocation. Delphine Horvilleur conserve le sens de l’humour et le goût des jeux de mots tout au long de Vivre avec nos morts. Elle y évoque à deux reprises les ongles vernis comme trace d’un plaisir fragile. « La manucure est le summum du superficiel. Un détail qui ne sert à rien. Je crois à la superficialité. La vérité, c’est que je suis une midinette. Je ne peux faire mon métier que parce qu’il y a en moi une ressource de légèreté. Mon assise est aussi là. La variété, les comédies à la télévision, le shopping et qu’est-ce qui se passe après la mort ? La légèreté et la profondeur marchent main dans lamain. »Ellenechercheplusàconvaincre les orthodoxes de son camp. Elle a écrit la préface de Jésus et Judas (Grasset), de l’écrivain israélien Amos Oz. Elle s’y livre à un éloge provocateur de la trahison par rapport à la tradition et à un hommage de l’auteur d’Une histoire d’amour et de ténèbres (Gallimard). « Les grands hommes sont presque toujours ceux qui ont été à la fois fidèles et infidèles. Amos Oz est un vrai traître et un grand héritier. Il représente l’Israël dont je suis tombée amoureuse et qui n’existait sans doute déjà plus quand je m’y suis rendue. » Dans Vivre avec nos morts, elle évoque ses grands-parents paternels (des juifs laïcs et républicains, installés à Nancy) et maternels (des survivants de la Shoah originaires des Carpates). Les sédentarisés et les déracinés. Elle se rend compte tous les jours combien les grands-parents, présents et absents, sont essentiels dans la formation des jeunes générations. Ils sont la clé de la transmission.
Fantômes. L’autrice de Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019) ne sait pas encore ce que l’écriture de Vivre avec nos morts va changer dans son rabbinat. Elle s’est entendue prononcer une phrase, écrite dans le livre, à une famille en deuil. La crainte de la mécanique, de la redite, de l’automatisme a surgi. Elle a été envahie par la peur d’avoir théorisé la pratique au point de ressortir des formules toutes faites. Delphine Horvilleur sait combien les mots sont parfois impuissants à traduire ce que l’on ressent face à la mort. Chaque cas est différent et chaque perte est unique. « Certains mots sont pires que le silence. On ne peut jamais se mettre à la place de l’autre. Perdre un père n’est pas égal à perdre un père ; perdre un enfant n’est pas égal à perdre un enfant. Quand