Le Point

La chronique de Patrick Besson

- Patrick Besson

De la librairie L’Écume des pages, boulevard Saint-Germain, je sors avec deux livres: Hervelino, de Mathieu Lindon (P.O.L, 18 €), et Brejnev, l’antihéros, d’Andreï Kozovoï (Perrin, 24 €). On comprend, en comparant leurs prix de vente, que le Brejnev est plus épais que l’ouvrage sur Hervé Guibert. Dans la vie, c’était la même chose. Ne pas croire toutefois que Leonid fut toujours ce gros apparatchi­k aux sourcils noirs touffus dont se moquait la moitié de la planète, l’autre moitié étant terrorisée par lui. Comme Guibert, il a été un jeune homme d’une beauté certaine et dont Staline s’entiche, lui faisant grimper les échelons du PCUS aussi vite qu’Hervé – appelé Hervelino par Mathieu Lindon pendant toute la durée de leur amitié, d’où le titre du livre – a gravi les pentes escarpées de la littératur­e française contempora­ine. Par une sorte de symétrie inversée, Leonid s’est mis à grossir, tandis qu’au même âge Hervé commençait de maigrir. C’étaient deux grands malades, l’un du coeur, l’autre du sida. L’écrivain meurt à 36 ans, âge auquel le politicien se retrouve en face de la Wehrmacht, dans un uniforme soviétique de surcroît. Il échappera à la mort par miracle, ce miracle attendu par Guibert pendant les longs mois de son agonie et qui ne s’est pas produit. S’il avait vécu, Hervé aurait-il été un chef de file chez Gallimard, comme l’a été Leonid au PCUS après sa prise de pouvoir en 1964? Ces beaux parleurs étaient taillés pour commander, l’un avec des mots, l’autre avec des mots aussi. Ils avaient un humour froid propre aux dirigeants, et même un peu glacial chez l’écrivain.

C’est Nikita Khrouchtch­ev, l’homme de la chaussure entre les dents à l’ONU, qui oeuvra à l’ascension de Brejnev, compromise par la mort de Staline, dont au fond seul Lavrenti Beria (1899-1953) fit les frais. En politique comme en littératur­e, tout le monde cherche son père. Pour le tuer. Jérôme Lindon, le patron des Éditions de Minuit, sera aux petits soins pour l’ami blond de son fils Mathieu, ce qui n’empêchera pas Hervé de quitter Minuit pour Gallimard, où il publiera ses deux textes les plus célèbres : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) et Le Protocole compassion­nel (1991). Tel Leonid, qui fut l’instigateu­r et l’artisan de la chute de son mentor Nikita avant de s’installer à sa place, le 8 avril 1966. Où il demeura jusqu’au 10 novembre 1982, c’est-à-dire le jour de sa mort en scène, comme Molière. Hervé et Leonid n’étaient pas des traîtres, mais des réalistes. Ils savaient qu’en art comme en politique le méchant a toujours raison, à condition qu’il ait un bon réseau d’amis puissants et sympathiqu­es.

Il y a beaucoup de douceur dans le livre de Mathieu Lindon, due en grande partie au décor: la Villa Médicis, repaire cossu des enfants gâtés de l’art officiel d’avant-garde. On se promène dans Rome avec ces deux grands ados gays qui ne coucheront jamais ensemble. Les couleurs sont celles, vite effacées, de la jeunesse. La vie amoureuse de Brejnev est à peine effleurée dans la biographie de Kozovoï. Où l’on apprend des choses plus intéressan­tes. Par exemple, que le célèbre romancier soviétique Constantin Simonov a reçu six fois le prix Staline, l’équivalent de notre prix Goncourt. Les écrivains communiste­s vivaient bien sous le communisme, comme les écrivains bourgeois vivent bien sous la bourgeoisi­e ■

Par une sorte de symétrie inversée, Leonid s’est mis à grossir, tandis qu’au même âge Hervé commençait de maigrir.

 ??  ?? Hervé Guibert, Leonid Brejnev.
Hervé Guibert, Leonid Brejnev.

Newspapers in French

Newspapers from France