Exclusif. Espionnage et règlements de comptes au PNF
Il est désormais acquis que le Parquet national financier (PNF) a cherché, six ans durant et dans le plus grand secret, une taupe infiltrée dans l’appareil judiciaire français, à même de renseigner Nicolas Sarkozy et son entourage sur des procédures judiciaires en cours. De 2014 à 2019, des moyens considérables ont été mis en oeuvre pour identifier le « traître ». Les factures détaillées (fadettes) des téléphones de plusieurs avocats de renom – dont ceux des cabinets Temime, Canu-Bernard ou encore Dupond-Moretti – ont été épluchées, et certaines robes noires géolocalisées. Avec, toujours, cette question : qui a averti, le 25 février 2014, l’ancien chef de l’État et son avocat, Thierry Herzog, que la ligne « Paul Bismuth », sur laquelle les deux hommes pensaient échanger à l’abri des oreilles indiscrètes, était sur écoute ? Le Point est aujourd’hui en mesure de révéler qu’un procureur a mené ses propres investigations et pense avoir déniché le coupable, et pas n’importe lequel. Dans son radar : Éliane Houlette, la toute-puissante cheffe du Parquet national financier.
Le 17 janvier 2019, Patrice Amar, premier vice-procureur financier au PNF, qui fut notamment chargé des affaires Dassault, Balkany ou encore du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, prend ainsi la plume pour écrire une lettre à la procureure générale près la cour d’appel de Paris, Catherine Champrenault. L’existence de ce courrier est révélée quelques semaines plus tard par L’Express, qui évoque une « grave crise au Parquet national financier », sans toutefois que le contenu de la missive ne filtre en détail. On le comprend aisément à sa lecture, tant le document, long de quinze pages, est accusateur. La lettre, que Le Point a pu consulter, se veut un appel à l’aide. Patrice Amar y explique la situation de « souffrance » et de « harcèlement » dans laquelle se trouveraient plusieurs de ses collègues, y compris lui-même, et affirme être le témoin d’une « dérive
en décembre 2020 pour corruption, trafic d’influence et violation du secret professionnel. Le délibéré est attendu le 1er mars. Quatre ans de prison, dont deux ferme, ont été requis contre l’ancien chef de l’État.
Tout démarre, dans cette affaire, en février 2014. Le juge Tournaire, chargé d’instruire l’affaire dite « du financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 », a mis sur écoute les téléphones portables de Nicolas Sarkozy. Au détour de ses investigations, le magistrat apprend que ce dernier échange avec Thierry Herzog à l’aide d’un téléphone ouvert sous une fausse identité : le fameux Bismuth. La ligne est immédiatement branchée par les policiers. Certaines de ces discussions, écoutées et retranscrites sur procès-verbal, laissent à penser que Gilbert Azibert aide Thierry Herzog à obtenir des renseignements confidentiels sur la procédure Bettencourt, dans laquelle Nicolas Sarkozy s’est vu saisir ses agendas présidentiels. Problème: Serge Tournaire n’est absolument pas saisi de ces faits. Le magistrat estime cependant que ceux-ci sont susceptibles de caractériser une infraction pénale et décide de s’en ouvrir au PNF. Le 14 février « au soir », précise Patrice Amar dans sa lettre à la procureure générale, Serge Tournaire l’informe ainsi verbalement qu’il est sur le point de lui « adresser une ordonnance de soit-communiqué révélant la possibilité d’un trafic d’influence entre MM. Azibert, Herzog et Sarkozy ». Le PNF n’a que quelques jours d’existence – il ne sera installé officiellement que le 1er mars 2014 – et l’affaire est explosive. « J’en informais Mme Houlette immédiatement », écrit Amar.
Révélations du «Point». Mais les choses ne vont pas assez vite à son goût… Trois jours plus tard, le 17 février, à la réception de ladite ordonnance, Éliane Houlette hésite et décide de « consulter tous les membres du PNF », raconte le premier vice-procureur financier. Un débat juridique, difficile à trancher, est lancé et porte sur la légalité des écoutes entre un client et son avocat. La question est légitime. Pendant deux ans, la doctrine se déchirera sur le sujet jusqu’à un arrêt de la Cour de cassation, rendu le 22 mars 2016, qui déclarera légales, sous certaines conditions, de telles interceptions téléphoniques. Plusieurs sommités du barreau, à l’instar de Me Henri Leclerc, continuent aujourd’hui de critiquer cette décision, estimant que le secret professionnel des avocats a été largement bafoué dans ce dossier. Toujours est-il que Patrice Amar, lui, est furieux. « Je tâchais tant bien que mal de la convaincre [Éliane Houlette, NDLR] de la certitude de la procédure à suivre et de l’urgence à agir, mais ce n’était que le 26 février 2014,
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soit après neuf jours de tergiversations,
■ que les juges d’instruction [Claire Thépaut et Patricia Simon, NDLR] étaient saisis. Hélas, il apparaissait que le 25 février 2014, Thierry Herzog avait été informé de l’existence de ces écoutes. Je n’ai alors pas dissimulé mon amertume à Mme Houlette, qui, depuis lors, me tient rigueur de ma franchise. »
La fameuse enquête préliminaire aux fins de débusquer la mystérieuse taupe de Sarkozy, révélée par Le Point en juin 2020, est ouverte dans cette ambiance glaciale. Une enquête dont le procureur Amar a la charge et dont il va se servir pour mener ses propres investigations. Et tirer des conclusions hâtives… Ainsi, au mois de janvier 2019, n’hésite-t-il pas écrire à Catherine Champrenault qu’il résulte de cette enquête que « Thierry Herzog avait pu être averti des écoutes par un autre avocat, Pierre-François Veil ». Celui-ci est le frère de Jean Veil, un des avocats d’affaires les plus puissants de la place de Paris. Jamais, pourtant, les policiers de l’OCLCIFF (l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales) ne se sont risqués à être si catégoriques. L’identité de Pierre-François Veil ne figure même pas en procédure, la ligne téléphonique qu’il utilise étant pudiquement désignée par les enquêteurs, sur leurs procès-verbaux, comme une ligne appartenant au cabinet « Veil Jourde ».
Un drôle d’eurêka. Les enquêteurs s’étaient intéressés à cette ligne après avoir remarqué qu’elle avait servi à envoyer un SMS à Thierry Herzog, le 25 février 2014 à 11 h 41. Soit le jour où l’avocat de Nicolas Sarkozy est censé avoir appris que la ligne Bismuth était sur écoute. Les policiers avaient ensuite procédé à des mesures de géolocalisation et constaté que Thierry Herzog avait quitté son cabinet aussitôt après la réception de ce message, mais n’avaient pu établir de lien de cause à effet. De fait, lors du procès pour corruption et trafic d’influence mené en décembre 2020, le contenu du fameux SMS a été révélé à l’audience. « Mauvaise nouvelle, Christian bloqué à Nice, dîner reporté », écrivait ainsi Me Veil à Me Herzog, alors qu’un repas était programmé depuis quatre jours.
Un langage codé pour signifier une mise sur écoute ? Peut-être. Mais comment le prouver ? Malgré six ans d’enquêtes, les policiers en ont été incapables.
Selon Patrice Amar, Éliane Houlette aurait agi par « incompétence », « panique » et « inexpérience ».