Renaud Van Ruymbeke : « Éplucher les fadettes d’un avocat, je ne l’aurais jamais fait »
Affaires Sarkozy, PNF, corporatisme judiciaire… Le célèbre juge financier publie ses Mémoires. Et se confie au « Point ».
Il a refusé de renvoyer Nicolas Sarkozy en correctionnelle dans l’affaire Bygmalion, laissant à son collègue Serge Tournaire le soin de signer, seul, l’ordonnance qui vaudra à l’ancien chef de l’État de comparaître pour
« financement illégal de campagne électorale », à compter du 17 mars, à Paris, aux côtés de 13 autres prévenus. Renaud Van Ruymbeke est un homme trop courtois et respectueux de l’institution qu’il a servie durant quarante-deux ans pour évoquer publiquement son désaccord avec le juge Tournaire, avec lequel il a travaillé en binôme sur ce dossier qui les a conduits à se brouiller définitivement.
Dans Mémoires d’un juge trop indépendant, qu’il vient de publier aux éditions Tallandier,
« VR », comme on le surnommait jusqu’à sa retraite, en juin 2019, rouvre les dossiers les plus retentissants de sa carrière, de l’affaire Urba aux frégates de Taïwan. Mais de Bygmalion et des comptes de campagne de l’élection présidentielle de 2012, il n’est nullement question. Simple oubli? Impasse assumée, plutôt, sur laquelle il refuse de s’étendre.
Dans le salon du pied-à-terre parisien qu’il a conservé, à deux pas des Invalides, où il nous reçoit chaleureusement, le magistrat évacue la question de manière laconique : «L’affaire n’a pas été jugée, je ne peux donc pas en parler. » On tente un rebond : s’il a refusé de suivre son collègue Tournaire – premier juge d’instruction saisi dans cette information judiciaire – et d’apposer son paraphe à côté du sien, est-ce parce que la responsabilité pénale de Nicolas Sarkozy « ne tenait pas » à ses yeux, en tout cas juridiquement ? « C’est de notoriété publique », élude-t-il. Nos collègues du Journal du dimanche lui ont posé la même question, ils n’ont pas eu plus de succès : « Le procès n’a pas encore eu lieu, je ne veux pas interférer avec le cours normal de la justice. Je dirai simplement que c’est un devoir de ne pas signer quand on n’est pas d’accord », leur a-t-il répondu. Toute l’éthique du juge Van Ruymbeke tient dans ce refus d’associer son nom à une décision qu’il ne partage pas, quitte à se voir reprocher par ses pairs de manquer à son « devoir de solidarité judiciaire » (lui préfère parler de « corporatisme », une attitude qu’il exècre et qualifie de « fléau »).
Il dit: « Être indépendant, pour un juge, c’est d’abord ne pas avoir de souci de carrière en tête, de manière à pouvoir agir librement. C’est aussi se sentir libre vis-à-vis des enquêteurs, des parties (défense, accusation, victimes) et garder un recul nécessaire pour apprécier les situations de la façon la plus objective possible, même si on ne l’est jamais totalement. Être indépendant, c’est instruire à charge et à décharge ; c’est être capable d’écouter et de douter, deux qualités difficiles, qu’on soit juge ou non. » En guise d’épigraphe, il a choisi de reproduire cette citation de Jean Jaurès à la première page de son livre : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. » Quitte à déplaire à ses semblables et, comble de l’abomination,
Dernier ouvrage paru : « Mémoires d’un juge trop indépendant » (éditions Tallandier).
à offrir des munitions à la défense – « Ce n’était pas du tout le but recherché », s’empresse-t-il de préciser.
Sur l’affaire des fadettes, révélée par Le Point en juin 2020, il s’exprime sans détour : « Pour moi, il s’agit clairement d’une dérive, même si la démarche n’est pas illégale. Éplucher les relevés téléphoniques d’un avocat ou d’un magistrat, je ne l’aurais jamais fait. On peut l’envisager si l’intéressé est impliqué dans la procédure, mais, pour cela, il faut des éléments de preuve », rappelle-t-il. Le juge Van Ruymbeke n’a pas échappé à l’examen de ses propres listings, les procureurs du PNF, qui menaient leurs investigations dans le plus grand secret, cherchant à savoir si la taupe qu’ils traquaient dans l’affaire Bismuth – ils ne l’ont jamais débusquée – ne se cachait pas dans l’un des cabinets des juges financiers. « Dès que je l’ai su, j’ai fait part de ma plus vive réprobation à la procureure [Éliane Houlette] et au président du tribunal [judiciaire de Paris] », révèle le juge Van Ruymbeke, pour qui ces recherches sont aussi « graves » qu’« absurdes ». « Comment voulez-vous qu’un juge qui n’est pas saisi d’un dossier, et qui donc en ignore le contenu, puisse orchestrer des fuites?» interroge-t-il dans un soupir qui trahit la consternation que le scandale lui inspire.
Rejet du corps judiciaire. Partisan d’un choix plus net entre siège et parquet dans la carrière d’un magistrat ; n’ayant usé de la détention provisoire qu’avec parcimonie quand d’autres considéraient qu’il n’y avait pas mieux pour « attendrir la viande » (Eva Joly), Renaud Van Ruymbeke n’a rien eu à dire à l’arrivée d’Éric Dupond-Moretti à la chancellerie et a « applaudi des deux mains » la nomination d’une avocate à la tête de l’École nationale de la magistrature. C’est peu dire qu’il n’a pas que des amis dans le milieu. Il n’en a cure, lui qui se sent « profondément magistrat, mais totalement étranger au corps judiciaire », dont il dit avoir fait « un rejet ». Le fait que trois procureurs du PNF soient aujourd’hui visés par une enquête administrative à la suite de l’affaire des fadettes le conforte dans ses convictions : « Tant que le procureur national financier – comme tous les procureurs, d’ailleurs – sera désigné par le garde des Sceaux, la suspicion continuera à peser, en tout cas dans les affaires sensibles mettant en cause des politiques. »
Même s’il l’a exercée toute sa vie – à l’exception d’une incursion au parquet, vite abrégée –, Renaud Van Ruymbeke n’est pas un partisan acharné de la fonction de juge d’instruction, que Balzac, en son temps, qualifiait d’« homme le plus puissant de France ». « N’oubliez pas que c’est Napoléon, qui n’était pas franchement un grand démocrate, qui a créé le job, sourit-il. Sa disparition peut très bien être envisagée, à condition que le
« Les procureurs se sont émancipés, mais leur statut n’a pas évolué : il y a toujours des remontées d’informations au ministère de la Justice, lequel conserve le pouvoir des nominations. »