Comment la Chine pousse ses pions à l’université
Tandis que Pékin et ses Instituts Confucius convertissent jusqu’au sein des directions d’universités françaises, des sinologues tirent la sonnette d’alarme. Enquête.
D ébutseptembre2019,àUrumqi, capitale de la région ouïgoure du Xinjiang, dans l’ouest de la Chine, Christian Mestre, élégant doyen honoraire de la faculté de droit de Strasbourg, participe à un « séminaire international sur la lutte contre le terrorisme, la déradicalisation et la protection des droits de l’homme », organisé par la République populaire de Chine. Ses déclarations sont retranscrites par les médias d’État, l’agence Xinhua et le quotidien nationaliste Global Times. Pour Pékin, elles valent de l’or.
« J’espère que la France et d’autres pays européens pourront adopter les réponses données par le Xinjiang», plaide le doyen Mestre, à en croire les journalistes chinois. Il a luimême visité à Kashgar un des «centres d’éducation professionnelle », le nom donné par Pékin à ses camps de rééducation. Il garantit que les autorités chinoises disent vrai : non, elles n’ont pas interné de force des centaines de milliers de Ouïgours. « Ces gens ne sont pas en prison, mais envoyés en formation obligatoire », atteste le professeur.
En France, regrette-t-il, les restrictions des libertés restent « insuffisantes ». « Il serait nécessaire d’augmenter le contrôle d’une partie de la population […] intéressée par les appels au djihad. » Cette apologie de la rééducation de populations musulmanes par la Chine, portée par le référent laïcité de la Conférence des présidents d’université de France, est pourtant passée inaperçue. Le débat sur les Ouïgours est alors avancé aux États-Unis, qui votent en ce même mois de septembre 2019 une loi pour défendre les droits de cette minorité. La France, elle, ne s’éveillera vraiment à la question qu’en 2020.
Interrogés aujourd’hui, les sinologues de l’université de Strasbourg n’en reviennent pas. « Ce n’est bien entendu pas la position du département de chinois de l’université de Strasbourg », réagit Thomas Boutonnet, directeur du département d’études chinoises. «Ce n’est pas notre rôle d’universitaires de porter un tel discours politique. Car ce n’est même plus de la naïveté que de dire cela, c’est du négationnisme. » Marie Bizais-Lillig, maître de conférences, se dit « extrêmement choquée». «C’est digne des voyages d’Aragon en URSS, ou des collaborationnistes dans l’Allemagne nazie. » Interrogé, Christian Mestre reconnaît le voyage, la conférence, et une interview où il aurait posé la question: «Vaut-il mieux mettre des radicalisés en prison, comme en France, ou dans des structures d’enseignement
« Ces gens [les Ouïgours] ne sont pas en prison, mais envoyés en formation obligatoire. » Christian Mestre
et de déradicalisation, comme en Chine ? » Il nie avoir défendu par là la politique chinoise au Xinjiang, et accuse les journalistes d’avoir inventé certains propos. Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas démenti depuis dix-huit mois ? « Je ne vois pas pourquoi je devrais m’excuser, je suis venu en tant qu’universitaire!» rétorque-t-il. Il finit par admettre : « Je reconnais que j’ai été instrumentalisé. » Mais il dit faire tout cela pour maintenir des échanges universitaires avec la Chine.
des langues et civilisations ■ orientales (Inalco). Même avec des cours de langue, on peut faire passer des idées politiques, comme montrer des cartes de Chine qui incluent Taïwan. L’Institut Confucius a tenté d’entrer à l’Inalco, mais nous n’en avons pas besoin, cela fait cent cinquante ans que nous enseignons le chinois. » La vénérable école des Langues O’ sait se défendre. En 2016, elle a invité le dalaï-lama pour une conférence. « L’Inalco a reçu des courriers officiels de l’ambassade de Chine demandant à ce que l’on ne le reçoive pas », se rappelle la tibétologue. Une lettre consultée par Le Point dissimule derrière une litote un avertissement sur le « maintien de la bonne relation entre l’Inalco et la Chine ».
Pressions. «Ils sont aussi venus deux fois, ajoute la professeure Robin. À l’oral, ils sont moins subtils. » La direction craint alors que l’envoi d’une trentaine d’étudiants en échange en Chine soit mis en péril. «La présidente de l’époque, Manuelle Franck, était choquée. Elle a tenu bon. Elle a elle-même été présente sur scène durant toute la conférence, alors que l’ambassade le lui avait défendu. Finalement, il n’y a eu aucun problème. Elle s’est même rendue au mois de décembre suivant en Chine et y a signé de nouveaux accords de coopération ! Cela prouve qu’il ne faut pas céder. Sinon, ils vous considèrent comme faible. »
À la même époque, le dalaï-lama était aussi invité à Sciences Po. Dans les mails préparatoires obtenus par Le Point, la direction donnait du « Sa Sainteté » à Tenzin Gyatso, trop heureuse que la plus célèbre figure du bouddhisme inaugure son programme Emouna de « dialogue entre les religions». Puis subitement, durant l’été, Sa Sainteté a été décommandée, en quelques coups de téléphone gênés, au prétexte de faire doublon avec son intervention au collège des Bernardins, associé à Emouna. La Rue SaintGuillaume a nié avoir cédé face à des pressions chinoises. Elle est une des grandes écoles les plus investies en Chine, avec 22 partenariats, un bureau à Pékin et 400 Chinois sur son campus parisien.
C’est le nombre d’étudiants chinois en France, en hausse de 40 % en dix ans. Il s’agit de la plus importante communauté avec les Marocains.
« On travaille avec la Chine comme on travaille avec le reste du monde, explique Vanessa Scherrer, vice-présidente de Sciences Po chargée des affaires internationales. Nous suivons trois axes stratégiques dans toute notre politique internationale. Nos échanges sont toujours égalitaires et strictement symétriques. Autant d’étudiants partent en échange en Chine que nous en recevons de Chine. Ensuite, nous veillons à diversifier notre internationalisation, ce qui nous évite de nous retrouver dans une situation de dépendance. Les étudiants chinois à Sciences Po sont dans le top 5 des étudiants étrangers, mais ne dépassent pas 3% de nos effectifs. Enfin, nous avons pour principe de travailler avec le monde entier, parce que ces échanges sont une voie importante du dialogue entre les nations. » Interrogée sur les difficultés des chercheurs pour travailler sur la Chine, elle affirme que Sciences Po n’y a pas encore été confronté. « On a discuté de l’adaptation de la loi sur la sécurité nationale à Hongkong», reconnaît-elle tout au plus, faisant référence à la loi imposée en 2020 par Pékin, qui comprend une dimension extraterritoriale ayant forcé nombre d’institutions anglo-saxonnes à prendre les devants pour protéger leurs étudiants chinois. « On ne transigera jamais avec la liberté et la sécurité de nos étudiants et de nos chercheurs. »
À l’université de Strasbourg, on s’est sans doute dit la même chose, quand la région Alsace a signé à la fin des années 2000 des accords avec la Chine prévoyant notamment la création d’un Institut Confucius. Une première tentative d’intégration à l’université échoue en 2008. L’institut s’est donc ouvert à l’extérieur. «À partir de l’automne 2012, l’université a subi beaucoup de pressions, pas seulement de la Chine, mais aussi de la région, pour l’intégrer en son sein », confie Marie Bizais-Lillig, spécialiste de littérature chinoise, qui a tenté à l’époque de trouver un compromis. L’accord initial doit s’achever en avril 2013. Les autorités chinoises font miroiter de nouveaux investissements en Alsace si l’institut est rattaché à l’Unistra. Les universitaires proposent un montage qui l’intégrerait nominativement, mais avec des garde-fous et hors de leurs locaux. L’offre est déclinée par la Chine. Surgit alors Christian Mestre, élu doyen de la faculté de droit en 2011. «En mai 2013, il s’est proposé pour intégrer l’Institut Confucius dans sa faculté, note Marie Bizais-Lillig. Cela ne faisait pas grand sens.» L’institut restera à sa place, indépendant de l’université, dans un appartement mis à disposition par la ville de Strasbourg. Des échecs et des scandales ailleurs confirment les universitaires strasbourgeois dans leur prudence. En septembre 2013, leurs confrères lyonnais claquent la porte de l’Institut Confucius intégré à Lyon 2 et 3. Il n’y survivra pas. Après quatre ans de relative liberté pédagogique, le Hanban, quartier
Sciences Po Paris a nié avoir cédé face à des pressions chinoises.
général des instituts, a fini par vouloir censurer les programmes.
Tandis que les sinologues s’effarouchent, Mestre, expert du droit européen, devient le champion de Pékin à l’université. En septembre 2014, sa faculté accueille une série de manifestations sur le Tibet, avec desconférences,expositions,danses et concerts organisés « à la demande du consulat général de la Chine à Strasbourg », selon les termes d’un mail envoyé par le doyen. Lors de sa réception de départ, début 2015, le consul de Chine de l’époque, Zhang Guobin, remercie chaudement « Mme Fei Jin-Mestre, qui a beaucoup oeuvré pour l’organisation et la bonne réalisation de nombreuses manifestations culturelles et artistiques ». L’épouse du doyen, ex-étudiante de l’École de management de Strasbourg, a créé début 2013 Sinostras, société d’événementiel à la manoeuvre pour la Semaine du Tibet. « La conférence inaugurale assurait que le Tibet n’avait jamais été annexé, que l’intervention chinoise de 1950 était réclamée par les Tibétains », se souvient Nicolas Nord, maître de conférences en droit. L’ironie, selon Nord, est que Mestre, qui avait été son professeur dans les années 1990, donnait autrefois dans ses cours l’invasion du Tibet comme l’exemple type d’une agression en droit international !
« Certains de mes collègues l’ont très mal pris, parce que par principe il serait condamnable de travailler avec le consulat chinois, se défend Mestre, qui dit avoir voulu permettre un débat. Pour avoir des acteurs tibétains et un ancien ministre chinois des Afne faires étrangères, cela me semble difficile de le faire, sauf de manière officielle, compte tenu du système chinois. » C’est le début d’un mélange des genres toujours plus grand entre propagande et activité académique. En 2015, Mestre coorganise un forum sur les droits de l’homme Chine-Europe à la Cour européenne des droits de l’homme. L’événement est à l’initiative de la Société chinoise pour les études sur les droits de l’homme, un faux groupe indépendant de chercheurs créé par l’État chinois en 1993 et dirigé par un cadre du Départementdesaffairespubliques, le service de propagande. Une pure opération de blanchiment, au coeur des institutions européennes. « Ce n’est pas le ministère de la propagande », croit savoir Mestre, ignorant l’historique de l’institution. Zhang Guobin, son ami ancien consul de Strasbourg, en devient l’un des dirigeants.
Ceux qu’effrayait l’idylle du mandarin français avec la propagande chinoise ont cru qu’il avait raccroché en 2016, quand il a échoué à se faire réélire doyen. Depuis, même s’il se présente comme « doyen honoraire de la faculté de droit de l’université de Strasbourg », il s’en est éloigné, donnant un temps des cours au Collège d’Europe à Bruges et multipliant les voyages en Chine. « L’une des motivations, il
« L’une des motivations, c’était de voyager dans des conditions royales. » N. Nord
en droit, pour le programme sur la propriété intellectuelle mené avec une université de Wuhan. Contactée par mail, la présidence de l’université de Strasbourg n’a pas répondu à nos questions ni précisé si les activités du doyen honoraire et d’éventuels revenus en Chine étaient déclarés à sa hiérarchie, comme l’impose la loi-décret de 1936 sur le cumul d’activités des agents publics. « Les universitaires chinois ne sont pas tous des suppôts du régime de Xi Jinping », se défend Mestre, niant « tout contact avec des représentants officiels du régime » – tout en reconnaissant ses liens avec Zhang Guobin, et en admettant que le « Conseil d’État gère tous les déplacements ». Il renvoie dos à dos sociétés savantes des régimes autoritaires, soumises au pouvoir politique, et celles des démocraties, «sensibles à l’argent». Loin d’être mis sur la touche, il a accroché en décembre 2020 un nouveau titre à son CV long comme le jabot de sa robe de juriste: «déontologue de l’Eurométropole de Strasbourg », présidée par l’écologiste non encartée Pia Imbs. Un poste clé pour juger des conflits d’intérêts, alors que l’Alsace accueillera bientôt une méga-usine de Huawei et débat du déploiement de la 5 G. « C’est confier au loup la garde de la bergerie », s’est étranglé un de ses confrères.
Informé de cette nomination à l’Eurométropole, Raphaël Glucksmann, élu (EELV) au Parlement européen, à la tête d’une commission spéciale sur les ingérences étrangères, est abasourdi : «Qu’une personne aussi liée aux intérêts chinois soit nommée “déontologue de l’Eurométropole” en pleine polémique sur l’implantation de Huawei en Alsace en fait un cas emblématique de ce qui se passe en Europe. Ce cocktail de cynisme et de naïveté pose de vrais problèmes de sécurité nationale et de souveraineté des institutions démocratiques. Si les élites se vendent à la Chine et des mandarins se transforment en lobbyistes, blanchissent le plus grand internement de masse de notre époque, c’est qu’il y a un grave problème de déontologie dans les élites françaises. Après, on s’étonnera de la méfiance généralisée dans la population. »