Le Point

Jeunesse : François Place, géographe de l’imaginaire

L’auteur-illustrate­ur a le génie d’inventer des mondes. Rencontre dans son atelier.

- PAR SOPHIE PUJAS

«Cela fait trente ans que je ne cesse de piller des cultures qui ne sont pas les miennes ! » revendique l’auteur-illustrate­ur François Place dans un sourire. Il le prouve une nouvelle fois avec son dernier et somptueux album, Rois et reines de Babel Ce créateur virtuose de géographie­s imaginaire­s revisite la légende biblique de la tour de Babel. Mais il en fait l’histoire d’une dynastie, ce qui lui permet de multiplier les ambiances de page en page, empruntant tour à tour à l’univers visuel de l’Antiquité, du Moyen Âge ou de la Renaissanc­e. « Je suis parti de l’incroyable tableau de Brueghel l’Ancien, La Tour de Babel. Il est fascinant car il écrase plusieurs siècles en une image: on voit à la fois les fondations de la tour, et ses ruines. » Le point de départ d’une rêverie sur la ville au fil de laquelle il a puisé dans de nombreuses images découverte­s au cours des années. « Je travaille beaucoup par sédimentat­ion, avoue-t-il. J’accumule des choses sans savoir à quoi ça peut servir… »

Dans son atelier de la banlieue nord de Paris, à quelques minutes de la forêt de Montmorenc­y, il stocke tout en effet, depuis plusieurs décennies. Carnets de croquis, recherches graphiques, ouvrages de peinture qui vont d’Hokusai (auquel il a consacré un livre, Le Vieux Fou de dessin) à Sempé ou Saul

Steinberg, ce « Picasso de la presse », en passant par les illustrate­urs qu’il admire, dont Benoît Jacques ou Albertine. Les objets aussi, d’un oiseau empaillé, rappelant son goût des cabinets de curiosités, à un tableau de son père, qui était peintre… Cependant, observer ce dernier l’a plutôt inquiété quant à la réalité d’une vie d’artiste, assure-t-il. « Je trouvais ça trop dur, je ne voulais pas être dans les affres de la création ! Mais beaucoup d’artistes, comme mon père, parlent surtout d’eux-mêmes. J’ai voulu observer le monde plutôt que moi.» De son enfance, il garde aussi des images vives, qu’il a racontées dans La 2 CV, la nuit (éditions du Sonneur). Il passait l’été en Corrèze, dans la ferme d’un oncle. « Les gens vivaient comme cent ans avant, se souvient-il. Je croyais que le patois était la langue des animaux, puisque c’était celle dans laquelle ma famille leur parlait ! Tous les mondes que j’ai envie de raconter viennent de là, d’une étrangeté qu’on peut toucher du doigt, qui est toute proche. C’est mon moteur. Les enfants évoluent dans le monde magique. Les frontières entre le rationnel et l’irrationne­l sont très poreuses. D’autant plus que, quand j’étais enfant, il y avait peu de passerelle­s entre le monde des grandes personnes et celui des enfants. »

Goût du détail. Des passerelle­s avec l’enfance qu’il ne cesse pourtant de créer. Diplômé de l’école Estienne en 1977, il a commencé sa carrière en illustrant des documentai­res pour la jeunesse. Des créations déjà spectacula­ires, ressuscita­nt par exemple une Antiquité grouillant­e de détails, animée d’une vie folle et fruit d’une recherche maniaque de la véracité historique. C’est avec Les Derniers Géants, paru en 1992, qu’il passe du côté de l’imaginaire, sans perdre son goût du détail. Une histoire où il ne craint pas de refuser le happy end, fait rare dans un livre pour la jeunesse. « L’histoire a fait pleurer des enfants, j’en suis désolé… C’était la logique de cette histoire de se terminer ainsi. Un petit héros, il faut le maltraiter un peu! Pour que le lecteur ait envie d’être de son côté. C’est casse-pieds, les super-héros sans faille. Quand on est enfant, le monde est ouvert. On va sortir de la lecture plus fort qu’on y est entré. » Une conviction que ne renierait pas son complice, Timothée de Fombelle, dont il a illustré plusieurs titres, de Tobie Lolness au récent Alma. Quand ce dernier titre a été accusé d’appropriat­ion culturelle, parce que Fombelle, un romancier blanc, parle de l’esclavage, François Place n’a pas

compris. « La fiction, c’est de se mettre dans la peau des gens, proteste-t-il. Personne ne dit que Flaubert n’aurait pas dû parler à la place d’une femme ! » Lui est bien décidé à continuer à se nourrir des cultures lointaines. Comme dans l’un de ses plus puissants livres, Atlas des géographes d’Orbae (Casterman). Cette ambitieuse trilogie se présente comme un atlas mêlant récits merveilleu­x, cartes, croquis et paysages. Une forme d’anthropolo­gie rêvée où François Place joue de l’imaginaire des exploratio­ns, et qui lui valut le prix Amerigo Vespucci… Des exploratio­ns prolongées par des romans, notamment La Douane volante (Gallimard Jeunesse), Grand Prix de l’imaginaire en 2011, où il explorait la Bretagne, si imprégnée de magie noire à la veille de la Grande Guerre. Il travaille ces temps-ci à un roman de cape et d’épée, coécrit avec l’auteur Jean-Philippe Arrou-Vignot, dont l’héroïne est une « petite marquise ». Et de lâcher, rêveur : « Va-t-on nous reprocher de parler à la place d’une jeune fille ? »

■ Rois et reines de Babel, de François Place

(Gallimard Jeunesse, 48 p., 20 ¤).

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 ??  ?? Fantastiqu­e. L’« Atlas des géographes d’Orbae », un monde peuplé de royaumes fabuleux.
Fantastiqu­e. L’« Atlas des géographes d’Orbae », un monde peuplé de royaumes fabuleux.
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Virtuose. Le dessinateu­r François Place s’inspire de tous les lieux et de toutes les époques.
 ??  ?? Illustrati­ons extraites de l’« Atlas des géographes d’Orbae », ou l’exploratio­n d’une Terre imaginaire, à la manière des anciens atlas. L’album a valu à son auteur le prix Amerigo Vespucci.
Illustrati­ons extraites de l’« Atlas des géographes d’Orbae », ou l’exploratio­n d’une Terre imaginaire, à la manière des anciens atlas. L’album a valu à son auteur le prix Amerigo Vespucci.
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Évasion.

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