Le Point

Matthew Crawford : « Penser la conduite, c’est faire de la philosophi­e politique »

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« Naviguer sur le rondpoint des ChampsÉlys­ées, c’est une sorte de danse, qui peut vous donner un sentiment d’amitié civique. » vous pouvez observer tous les jours sur le rond-point des Champs-Élysées, à Paris. Pour naviguer dans cet espace, vous devez faire preuve de souplesse et d’improvisat­ion et être attentif à ceux qui vous entourent. C’est une sorte de danse. Quand elle se déroule bien, elle peut vous donner un sentiment d’amitié civique. Tocquevill­e pensait que c’est dans les activités quotidienn­es et pratiques qui nécessiten­t la coopératio­n que l’on cultive l’habitude de l’autonomie. Cela implique d’étendre aux autres une présomptio­n de compétence individuel­le. De notre action commune émerge quelque chose de très important : la confiance sociale. Tout le problème de la solidarité sociale dans une société individual­iste est présent en miniature dans le trafic routier. Penser la conduite est une bonne façon de faire de la philosophi­e politique.

Où fixez-vous la limite entre une béquille technologi­que et une automatisa­tion aliénante?

Dès qu’on emploie le mot « technologi­e », il faut être « pro » ou « anti » : c’est une guerre culturelle idiote. Parlons plutôt d’outils. Les êtres humains sont progressis­tes et historique­s, ils fabriquent des choses, certaines nous permettent de modifier le monde de manière radicale. Ce monde modifié, à son tour, nous forme. Comme l’a écrit le philosophe Günther Anders, nous devenons les produits de nos propres produits. Or, à un moment donné, nous sommes incapables de répondre aux exigences que

nos propres produits nous imposent. C’est parce que nous sommes aussi des êtres naturels, des animaux doués d’une conscience intimement liée à notre corps, et qu’il y a des limites à notre capacité d’adaptation à un monde qui change à un rythme toujours plus soutenu. Nous devenons anxieux et dépressifs, comme un animal qui vit dans un zoo où il ne peut pas exercer ses dons naturels. Au lieu de chasser, le lion attend que le gardien du zoo lui apporte un seau plein de viande. Tous ses besoins sont satisfaits. Ce lion regarde les autres lions avec haine et amertume. Le soir, il lit du Houellebec­q.

Vous expliquez qu’une route peut être sûre si les conducteur­s coopèrent. La régulation de la vitesse par les autorités n’est-elle pas tout de même nécessaire, à cause d’éventuels chauffards?

La réglementa­tion de la route devient plus importante à mesure que les normes informelle­s de comporteme­nt s’érodent et que la confiance sociale décline. Pensez au fameux « conducteur allemand », cette personne qui conduit à 200 km/h sur l’autoroute. Ce n’est possible que si chacun utilise constammen­t ses rétroviseu­rs afin de rester à l’écart des autres. Cette pratique s’est développée au fil du temps et est devenue une partie intégrante de la culture. Que se passe-t-il lorsque des personnes issues de cultures de conduite différente­s arrivent en grand nombre en Allemagne ? La majorité des nouveaux arrivants viennent de pays où le taux de mortalité routière est de 20 à 84 fois supérieur à celui de l’Allemagne, selon l’Organisati­on mondiale de la santé. Le sociologue américain Robert Putnam a constaté qu’à mesure que la diversité augmentait dans une société, on s’attendait moins à ce que les autres coopèrent pour résoudre les problèmes collectifs. Cette attente se réalise d’ellemême : les gens se retirent et s’isolent. À ce stade, il faut renforcer le Léviathan. La trajectoir­e est claire.

Pourquoi critiquer le «complexe sécuritair­e-industriel»?

En Amérique, ce complexe utilise parfois la sécurité pour poursuivre d’autres objectifs. Par exemple, il a été démontré que le contrôle automatisé du franchisse­ment des feux rouges augmente les collisions par l’arrière aux intersecti­ons. « Le moraliste à bicyclette vit au coeur de Paris ou de New York. Parce qu’il manque de conscience de soi, il inspire colère et mépris. »

Ce type de contrôle génère d’énormes revenus dont les villes dépendent. De même, les ingénieurs de la circulatio­n ont découvert que la vitesse à laquelle les gens conduisent ne dépend pas tant de la limite de vitesse affichée que des caractéris­tiques physiques de la route. D’où une autre opportunit­é pour générer des revenus : vous pouvez construire une route dont les caractéris­tiques correspond­ent à une limite de vitesse « naturelle » de 90 km/h, tout en faisant en sorte que la limite affichée soit de 80 km/h. De cette façon, vous pouvez garantir un certain taux d’infraction.

Dans un autre registre, la protection de l’environnem­ent prend volontiers pour cible la voiture. Votre propos n’est-il pas à contretemp­s?

Cet argument est puissant. Les voitures ont remodelé le paysage d’une manière que la plupart des gens regrettent, rendant la locomotion à pied impossible dans certaines régions. Aux États-Unis, vous avez des « super-navetteurs » qui font chaque jour deux heures ou plus de route dans chaque sens pour aller au travail et en revenir. Le prix des logements rend impossible pour beaucoup de gens de vivre plus près de leur travail.

Il s’agit notamment de commerçant­s qui font fonctionne­r les villes et de travailleu­rs des services dont dépendent les urbains.

Vous n’appréciez guère ce que vous appelez le «moraliste à bicyclette». Pourquoi?

Le moraliste à bicyclette vit au coeur de Paris ou de New York. Il fait du vélo ou prend le métro. Il éprouve une répulsion esthético-morale vis-à-vis de l’automobile et peut-être vis-à-vis de ceux qui la conduisent. Il est préoccupé par le changement climatique. Il aime dire des choses comme «la science est claire» après vous avoir informé qu’une réduction de la limitation de vitesse et une augmentati­on de la taxe sur les carburants réduiront les émissions de carbone. Pour lui, ceux qui mettent l’accent sur d’autres considérat­ions sont « antiscient­ifiques ». L’année dernière, après l’éclatement de la pandémie, il a pu travailler de chez lui grâce à Zoom. C’est une caricature, mais on voit bien de quel type de personne il s’agit. Parce qu’il manque de conscience de soi, il inspire autant la colère que le mépris : or ce sont les deux sentiments qui constituen­t aujourd’hui le mélange enivrant du populisme

 ??  ?? Le philosophe et inlassable bricoleur Matthew Crawford dans son garage, chez lui à San José (Californie), le 18 février.
Le philosophe et inlassable bricoleur Matthew Crawford dans son garage, chez lui à San José (Californie), le 18 février.
 ??  ?? Fier de son coupé VW Karmann Ghia de 1970.
Fier de son coupé VW Karmann Ghia de 1970.

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