Le Point

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

Islamo-gauchisme : la bonne controvers­e

- De Bernard-Henri Lévy

Bien sûr, les libertés académique­s sont sacrées. Et il n’est évidemment pas question que les autorités politiques se mêlent des querelles entre chercheurs et les arbitrent à leur place. Mais quelle mauvaise foi, en même temps, dans le procès qui est fait à la ministre chargée de l’Enseigneme­nt supérieur, Frédérique Vidal, pour s’être inquiétée de la faveur grandissan­te, dans les université­s françaises, de l’islamogauc­hisme !

Car, à la fin, de quoi s’agit-il ? L’islamo-gauchisme n’est sans doute pas une «réalité scientifiq­ue ».

Mais c’est bel et bien, en revanche, une réalité sociale et, d’une certaine manière, un dispositif de pensée.

Il est né, dans la Grande-Bretagne des années 1990 et 2000, de la synthèse entre vieux trotskiste­s inconsolab­les de la disparitio­n du prolétaria­t, jeunes opposants à la « loi française antihijab » et travaillis­tes anti-Blair hostiles à la guerre impérialis­te en Irak.

Il s’est développé, en France, à partir de tel forum de Saint-Denis où des nostalgiqu­es des radicalité­s d’antan fraternisa­ient avec Tariq Ramadan ; de telle « rencontre » rougebrune des « Amis du Monde diplomatiq­ue » où l’on invitait Dieudonné ; ou encore, les petits ruisseaux finissant par provoquer de vrais événements, des manifestat­ions de soutien à Gaza de juillet 2014 où Jean-Luc Mélenchon et quelquesun­s des siens, estimant que l’islam était décidément « la religion des pauvres», scellèrent l’alliance en allant défiler avec des sympathisa­nts du Hamas qui criaient « mort aux Juifs ».

S’enrichissa­nt, au fil des années, d’une série de poncifs clairement venus, pour le coup, des campus américains et de leur « cancel culture » à base de « gender studies », d’études « intersecti­onnelles » et de mots d’ordre « décoloniau­x », cet islamo-gauchisme a eu pour effet 1. une instrument­alisation des Français d’origine musulmane devenus les fantassins d’un combat « antisystèm­e » qui n’est, le plus souvent, pas le leur ; 2. le renforceme­nt, en leur sein, des courants les plus rétrograde­s, obscuranti­stes, antifémini­stes de l’islam ; et 3. l’affaibliss­ement, au sein de la gauche, des tendances restées fidèles à l’héritage antitotali­taire des dissidents d’Europe centrale, de Michel Foucault, de Claude Lefort, de quelques autres.

Ce mouvement traversant tout le champ social, il n’était pas illégitime, alors, de se demander dans quelle mesure les université­s, avec leurs appareils de savoir, leurs moyens, leurs chercheurs et leurs associatio­ns étudiantes, contribuen­t, ou non, à sa légitimati­on.

La réponse, encore une fois, appartiend­ra aux chercheurs eux-mêmes.

Ou, naturellem­ent, à la presse si elle prend le temps de mener l’enquête sans oeillères ni préjugés.

Mais ce que l’on sait, d’ores et déjà, c’est qu’une pièce d’Eschyle, Les Suppliante­s, a pu être interdite, à la Sorbonne, parce que les « filles de Danaos » devaient y porter des masques noirs.

C’est qu’il s’est trouvé, à Lille-II, des autorités universita­ires pour censurer, trois ans après son assassinat, la mise en scène du dernier texte de Charb, à nouveau accusé d’islamophob­ie et de blasphème.

C’est que le CNRS compte d’éminents chercheurs « décoloniau­x » qui ne font pas mystère, comme Éric Fassin, directeur du départemen­t « Études de genre » à Paris-VIII, de leur approbatio­n du port du voile ou de leur hostilité à la pénalisati­on du harcèlemen­t de rue au motif qu’elle stigmatise­rait les « racisés ».

C’est que l’on y trouve un directeur de recherche émérite, François Burgat, qui ne craint pas d’affirmer sa conviction (Conspiracy Watch, 27 octobre 2018) que la télévision française est devenue, quand elle traite du Proche-Orient, une « télavivisi­on » ; qu’il y a urgence à promulguer « une courageuse loi républicai­ne sur la séparation du Crif et de l’État » ; ou que les accusation­s de viol contre Tariq Ramadan sont une manoeuvre internatio­nale dirigée contre le Qatar.

Ce que l’on sait encore (François Rastier, Nonfiction.fr, 2 novembre 2020),c’est que le projet Global Race, financé par l’Agence nationale de la recherche, et censé travailler sur les « reconfigur­ations du racisme et du concept de race depuis 1945 », peut se conclure en une aimable discussion entre l’un de ses responsabl­es et la députée Danièle Obono dont les dérapages indigénist­es et antisionis­tes ne se comptent pas.

Et l’on peut lire enfin, dans L’Obs, le 30 novembre 2018, une édifiante enquête où il apparaît que la faculté des sciences sociales de Strasbourg n’a pas craint de faire intervenir dans son master «religions, sociétés, espace public» une militante islamiste favorable aux camps d’été réservés aux « victimes du racisme d’État », c’est-à-dire, en clair, interdits aux « Blancs » ; ni celle de Toulouse d’inviter, à plusieurs reprises, Houria Bouteldja dont on connaît le jugement sur les Occidentau­x (tous des «profiteurs»), l’homosexual­ité («la tarlouze n’est pas tout à fait un homme ») ou la Shoah (« moins qu’un détail »).

Ces cas sont-ils symptomati­ques ou marginaux ? Est-ce un combat d’arrière-garde ou promis à un bel avenir ? Je l’ignore.

Mais qu’un spectre hante les université­s et que ce soit celui de l’islamo-gauchisme n’est pas douteux.

Que les université­s, hauts lieux de la contradict­ion et du débat, ne puissent elles-mêmes s’y dérober et devenir je ne sais quels territoire­s perdus de la pensée critique me semble également l’évidence.

C’est pourquoi, je le répète, il était bon que la question soit posée, que la discussion s’ouvre et que chacun soit, désormais, invité à aller y voir

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