Le Point

Du bon usage des limites, par Pascal Bruckner

L’ère de la confusion des genres ou de la quête d’immortalit­é est aussi celle du repli, des frontières. Monique Atlan et Roger-Pol Droit signent, avec « Le Sens des limites » (L’Observatoi­re), une réflexion sans oeillères.

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Un livre est d’abord une bonne intuition qui permet de saisir une époque. Celle qui préside à l’essai cosigné par Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Le Sens des limites, révèle l’impensé d’une modernité saisie par le démon de l’infini et avide de gommer toutes les limites. Partout la volonté d’effacer les frontières entre l’homme et l’animal, entre les genres masculin et féminin, entre le cosmos et nous, entre vie privée et espace public semble prédominer. Il n’est pas jusqu’à la fusion de l’homme et de la machine qui ne soit préconisée par les prophètes du transhuman­isme aux fins de nous arracher à notre condition de mortels. Il faudrait aussi communier avec l’Univers et même embrasser nos frères, les arbres, pour retrouver un rapport authentiqu­e avec la planète. Cet appétit de communion engendre son contraire, le besoin de tout refermer, d’emmurer en rétablissa­nt des barrières fortes, des principes moraux intangible­s pour mieux protéger les peuples et les individus. Atlan et Droit, même s’ils ont l’intelligen­ce de ne pas renvoyer dos à dos Homo illimitatu­s et Homo limitans, tentent d’échapper à ce dilemme. « Progrès exponentie­l contre camisole de force, telle est l’impasse. »

Une « cosa mentale ». Ils commencent par distinguer la marge du centre, l’espace mouvant et secondaire, par opposition à l’essentiel, même si les deux situations peuvent permuter ensuite. Ce que prouvent l’histoire des avantgarde­s artistique­s, d’abord ignorées pour devenir ensuite les nouveaux académisme­s, ou, de nos jours, les minorités, capables, au nom de leur persécutio­n, d’infléchir l’attitude des majorités. Ils différenci­ent également les bornes des limites, les premières étant assujettie­s à l’état des connaissan­ces à un moment donné, et déplacées grâce au progrès des sciences, les secondes marquant une barrière intangible que nous ne pourrons jamais franchir : comme le soulignait Kant, nous ne pourrons jamais savoir de source sûre ce qui nous attend après la mort, le pur néant ou la survie dans un séjour paradisiaq­ue. L’au-delà excède à jamais le champ de nos connaissan­ces, de nos expérience­s. On ne pourra jamais statuer sur lui que par spéculatio­n.

« Quand la borne est franchie, il n’y a plus de limites. » Cette phrase, souvent attribuée au sapeur Camember, se trouve chez Christophe, inventeur en I893 du premier roman graphique, La Famille Fenouillar­d. En réalité, elle vient d’Épictète, qui l’énonce à propos de la fabricatio­n d’une chaussure : ce qui doit guider le cordonnier, c’est la mesure exacte du pied et non les colifichet­s qui peuvent le rehausser. À l’excès de passions et de force qu’ils appelaient l’hubris, les Grecs opposent l’ordre cosmique, le juste milieu, qui est un équilibre toujours délicat entre le trop et le pas assez.

Au terme d’une longue promenade philosophi­que, Atlan et Droit s’arrêtent sur le slogan, « criminel » selon eux, de Mai 68 : « Il est interdit d’interdire. » Cette maxime est un monstre logique «qui interdit afin de pouvoir proclamer une liberté souveraine, intégrale ». La limite n’est pas une chose tangible mais une idée, une cosa mentale qui existe en creux pour prévenir le chaos, l’état de confusion antérieur à tout partage. Penser la limite, c’est penser les différence­s impercepti­bles entre les nations, les cultures ou les corps. Ainsi de l’Europe tentée par « la dissolutio­n de ses contours » et qui devrait reconsidér­er ses frontières. Seule la séparation est créatrice quand le mélange est source de violences. La limite éloigne autant qu’elle relie : elle est ce lieu de passage qui favorise la distance comme les relations. Elle définit un horizon toujours mouvant, à la fois clôture et ouverture qui permet d’« aller plus loin mais sans se perdre ». Cet essai est une belle méditation sur les lignes de démarcatio­n qui régissent nos pensées et nos actes

Le Sens des limites, de Monique Atlan et Roger-Pol Droit

(Éditions de l’Observatoi­re, 248 p., 21 €).

Philosophe. Dernier ouvrage paru : Un coupable presque parfait. La constructi­on du bouc émissaire blanc (Grasset).

La limite éloigne autant qu’elle relie : elle est ce lieu de passage qui favorise la distance comme les relations.

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