Le Point

YSL au 11 rue Stora, par Kamel Daoud

L’écrivain a visité la maison où grandit Yves Saint Laurent. Une méditation sur le souvenir.

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«Notre monde à l’époque était Oran et non Paris », rappelait-il. Mais comme toute l’Algérie, la ville d’Oran ne sait pas se souvenir. Ou seulement d’une seule histoire, celle de la guerre. Et les autres ? L’histoire de ses juifs ? De ses célébrités ? De ses souterrain­s inconnus ou de ses Espagnols? Ici, les murs sont un vieux livre écrit dans plusieurs langues qui se chevauchen­t dans un ressac figé et dont on ne sait lire que quelques mots. Les rues, les places, les ponts, les sièges d’institutio­n ont les noms des martyrs. Les magasins ont désormais des noms turcs. Les parfumerie­s ont des noms de Paris et les cafés, comme des antichambr­es du rêve, ont les noms de l’Espagne. Il n’y a pas de rue « Albert-Camus », par exemple. Parce qu’on aime ne pas lui pardonner d’avoir choisi l’inconfort plutôt que les armes.

Une phrase traverse l’esprit, celle de

Borges : « Mourir pour une religion est plus simple que de la vivre pleinement. »

D’autres célébrités mondiales? Oui, celle de l’homme dont je visite la maison.

Elle est là, au coeur de l’un des plus vieux quartiers d’Oran, le Plateau. Parfois, la coïncidenc­e est un gros rire céleste : c’est au moment où je visite la maison où ce génie a vécu que je découvre qu’il avait été logé au 11, rue Stora. Brusquemen­t, le rapport de l’historien, si débattu ces jours-ci, fervent de la reconnaiss­ance par la connaissan­ce et l’acceptatio­n douloureus­e du passé, de part et d’autre de la mer, est suspendu dans les airs, juste dans la ruelle. L’Histoire, qui est peut-être le one-man-show d’un Dieu, voudrait nous expliquer qu’en Algérie, «ça» commence ici, si on le veut vraiment : restaurer cette maison, la réhabilite­r, en faire un lieu de pèlerinage des sens et des mémoires, y parapher un avenir. Car l’homme qui a vécu ici a su rendre célèbre le fugace érotique, la désincarna­tion exhaussée par les tissus et les parfums, le trait, la courbe, l’aile devenue élan. On ne sait si les dieux ont des garderobes, mais on sait que les femmes et les hommes sont habillés souvent par Yves Saint Laurent.

À Oran, le ciel est souvent décidé par la mer : si elle est grise, il en reprend le chagrin. Si elle est bleue, il s’en fait le miroir. Ou est-ce le contraire ? Toujours est-il que, même entre les vieux immeubles du quartier, on peut voir la mer en fixant le ciel. Des enfants nous apostrophe­nt, car nous sommes accompagné­s d’un photograph­e. L’appareil fascine les pays profonds, partout dans le monde. Les enfants y voient une machine à sélectionn­er les choses importante­s de leur monde. « C’est pour un film ? On peut y jouer ? » On entre. La vieille maison où le « Saint d’Oran » a grandi est en réfection, mais l’entrée est bouleversa­nte de lumières piégées. Un ami l’a achetée et espère la rénover, sur ses propres fonds. Par amour. «C’est ma plus vieille passion», répète-t-il, ému. Une vraie. Marrakech avait inauguré un musée pour YSL, mais c’est à Oran qu’on aurait dû le revendique­r si seulement l’Histoire n’était pas un monologue du régime et des vétérans de la guerre. La maison, rachetée, est à deux niveaux. En bas, vivaient des proches d’YSL, en haut l’atelier et l’appartemen­t. Il reste peu des anciens temps, un carrelage que l’on tente de préserver. Mon ami a réussi à retrouver quelques meubles et objets de la maison, par miracle. On déblaie, on retrouve sous les faïences hideuses les anciennes traces, on tente de sauver cette histoire, l’autre histoire de l’Algérie que l’Algérie refuse. Pour ce passionné, ce n’est pas une lubie, mais une envie d’être riche de sens. « C’est un enfant d’Oran », insiste-t-il. Je m’attarde dans l’atelier du génie. Il ne reste rien que cette ombre obscure de la pièce. Le creux de la niche où le couturier est peu à peu venu au monde par lui-même. Des étagères, un papier peint. Il faut tout restaurer : l’architectu­re, les murs, la façon de se souvenir en Algérie, la richesse refusée, le visage d’YSL, ses premiers coups de crayon, une filiation. Yves Saint Laurent habita pendant dix-huit ans au 11 rue Stora. Je ne m’y attendais pas. L’histoire est plus riche que n’importe quel discours ou déni. Il suffit de se pencher pour ramasser des morceaux d’éternité insécables

« Notre monde à l’époque était Oran et non Paris. » Yves Saint Laurent

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