« En l’absence de l’État, les territoires délaissés seraient littéralement vides »
Dans son nouveau livre, l’économiste Laurent Davezies dresse un état des lieux des inégalités territoriales. Selon lui, elles n’ont pas « explosé ».
Laurent Davezies avait préparé son livre comme une analyse consécutive au mouvement des Gilets jaunes. Une réplique à peine voilée à Christophe Guilluy, qu’il connaît bien, à propos de la « France périphérique » et de son abandon supposé par l’État. Puis la crise sanitaire a éclaté, ce qui a repoussé la publication de l’ouvrage de ce spécialiste des disparités territoriales. Le professeur au Conservatoire national des arts et métiers, qui se revendique de gauche, y bouscule nombre d’idées reçues.
Non, les inégalités territoriales n’ont pas augmenté et non, l’État n’a pas délaissé les territoires en déclin. Entretien.
Le Point: Vous voulez tordre le cou à la «légende» selon laquelle l’État aurait reculé dans les territoires considérés comme délaissés. Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer? Laurent Davezies:
sérieux a souligné que les dépenses de santé ont un effet de rééquilibrage territorial, ce qui est l’inverse de ce que l’on entend partout. Les fermetures d’hôpitaux ont été moins nombreuses dans les territoires périphériques. Plus généralement, ces mêmes territoires ont vu leur revenu moyen par habitant augmenter plus vite que le revenu moyen par habitant au niveau national, même s’ils partaient de très bas. Et ce grâce à la redistribution liée à la montée en puissance des retraites et des dispositifs sociaux.
J’ai passé au crible les territoires qui sont censés avoir été abandonnés : ceux qui ont voté majoritairement Marine Le Pen au premier tour et au second tour de la présidentielle de 2017, les territoires du rural profond, c’est-à-dire très éloignés des métropoles, ainsi que les bassins de vie abandonnés par les entreprises, les plus affectés par un naufrage économique et social. Les données montrent que si ces zones ont été abandonnées, c’est par leurs habitants et les entreprises privées ! Pas du tout par l’État. Bien au contraire, les revenus s’y sont maintenus et ont même progressé grâce au système de redistribution. Les emplois non marchands y ont joué un rôle de parachute, même si cela a parfois été insuffisant. Quoi qu’il en soit, ces territoires auraient connu une crise bien plus grave en l’absence de l’action de l’État. Ceux qui disent que l’État les a abandonnés donnent l’impression que leur situation est le résultat de sa politique « ultralibérale ». C’est une escroquerie démagogique. S’ils sont dans la situation où ils sont, c’est à cause de la dynamique productive, marchande. Ils sont victimes du déclin de leur industrie, de leur agriculture, alors même que cette
Laurent Davezies Expert en économie spatiale, auteur de « L’État a toujours soutenu ses territoires » (Seuil).
Tout simplement les chiffres : en termes d’emplois publics, l’État n’a pas abandonné ces territoires, au contraire. Par exemple, sur les onze départements français dans lesquels la population a reculé et où l’emploi privé a sombré depuis une vingtaine d’années, l’emploi public a continué à progresser dans neuf d’entre eux. Au total, il n’y a que quatre départements français dans lesquels il a reculé, mais assez légèrement : avec un recul de 16000 emplois publics contre près de 50 000 dans le secteur privé. France Stratégie a aussi montré que l’État met plus d’argent par élève dans les écoles, collèges et lycées des territoires périphériques et dans la diagonale aride, qui va des Ardennes jusqu’aux Landes, que dans les grandes métropoles ou les régions les plus denses. Cet organisme très
Quels territoires avez-vous étudiés pour parvenir à cette conclusion?
aune, la poursuite de la réduction des inégalités que l’on observe tient quasiment du miracle, et on peut comprendre que ce soit difficile à croire pour beaucoup de gens. De la même façon, certains ont voulu nous faire croire que l’industrie était condamnée en France. C’est faux. Des quantités énormes d’emplois industriels ont été créés depuis des décennies. Le problème, c’est qu’on en a détruit plus qu’on en a généré dans les vingt années passées. De 2016 à 2019, avant la crise du Covid, c’est l’inverse : le solde d’emplois industriels est redevenu positif parce que les destructions avaient ralenti et les créations accéléré. L’industrie n’est pas finie ! L’enjeu d’aujourd’hui est de créer davantage d’emplois industriels. Mais ce n’est pas l’État, via ses représentants sur les territoires, les préfets, qui va les décréter. Cela dépend des entreprises et des conditions qu’on leur réserve sur les territoires pour créer des emplois.
Il y a bien des éléments objectifs qui expliquent le malaise des Gilets jaunes!
Même si les inégalités de revenus entre riches et pauvres se sont nettement réduites, la progression des revenus des Français a été littéralement stoppée depuis la crise financière de 2007-2008. Contrairement à ce que l’on entend souvent, ces revenus ont plutôt un peu plus progressé pour les plus modestes et un peu moins pour les plus riches, ce qui a continué à faire reculer très légèrement les inégalités sociales au cours de cette période. Mais il est vrai que les revenus ont été bloqués alors que, dans le même temps, les dépenses contraintes ont fortement augmenté, comme le prix du contrôle technique automobile ou de l’énergie, plus sensible sur le revenu des pauvres que sur celui des riches. Pour beaucoup de Français partis vivre dans un petit pavillon loin de leur lieu de travail en raison des prix de l’immobilier, cela a été très dur à encaisser.
La «France périphérique», de Christophe Guilluy, n’a-t-elle pas participé à répandre des idées séduisantes que vous dénoncez dans votre livre?
J’ai été moins véhément que certains de mes collègues à son encontre. Reconnaissons qu’il a été le premier à montrer qu’il y avait des territoires en déshérence en dehors des quartiers de politique de la ville qui focalisaient toute l’attention de l’État. Son analyse sur les problèmes du « petit Blanc » a heurté de plein fouet la conviction des chercheurs sur les questions sociales, ethniques et territoriales qui sont pour la plupart de gauche (comme moi) ! Il est dommage qu’il ait trop instruit à charge, notamment contre un État qui, en la matière, est moins le coupable que le protecteur
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