Le Point

Michael Connelly : « Pourquoi j’ai redonné vie à Jack McEvoy »

Le roi du polar reprend son héros journalist­e créé il y a vingt-cinq ans. Explicatio­ns depuis Los Angeles.

- PAR JULIE MALAURE

Vingt-cinq ans, c’est un quart de siècle, le temps qu’il a fallu à Flaubert pour achever La Tentation de Saint-Antoine et à l’Américain Michael Connelly pour livrer Séquences mortelles, la troisième enquête de Jack McEvoy, le héros du roman qui l’a propulsé sur le devant de la scène internatio­nale : Le Poète.

Pourtant, à l’évocation du nom de Connelly – qui a vendu plus de livres (74 millions) que la France compte d’habitants –, on pense plutôt à son parcours très bon, très beau, très… Bosch. Harry Bosch. Son personnage récurrent. 25 romans depuis Les Égouts de Los Angeles, en 1992, aux États-Unis, jusqu’au dernier, Incendie nocturne, paru chez nous en avril 2020.

Bosch est un flic des LAPD, la police de Los Angeles, inspecteur de 42 ans en 1992 (six ans de plus que son créateur), vétéran du Vietnam, héritier du terreau local, violent, sombre. Harry est un surnom, son vrai prénom, c’est Hieronymus, comme Hieronymus Bosch, le peintre flamand aux visions hallucinée­s de l’enfer dans Le Jardin des délices. Tout un programme, pour décrire les bas-fonds de L.A. L’acteur Titus Welliver est devenu son visage aux yeux clairs depuis déjà 6 saisons sur Amazon, la septième est en cours de tournage. Connelly croule sous les honneurs : il a en outre reçu le prix Edgar-Allan-Poe et un Dagger; l’adaptation de Créance de sang a valu un prix à la Mostra à Clint Eastwood en 2002 ; La Défense Lincoln avec Matthew McConaughe­y a explosé au box-office en 2011…

Connelly, lui, va fêter ses 65 ans. Ses cheveux ont blanchi, mais sa carrure d’ours et sa voix rocailleus­e procurent toujours le même effet: celui de rencontrer, à distance respectabl­e, un grizzli descendu trop au sud. Donner vie à Jack McEvoy seulement trois fois en vingt-cinq ans, il nous l’expose au téléphone, n’est pas anodin. McEvoy est un électron libre. Un journalist­e qui, à travers son expérience du métier, parle de l’évolution de l’industrie de la presse depuis l’émergence d’Internet. « Chaque fois que j’ai fait parler Jack, c’est parce que la situation, le contexte, l’exigeait», nous dit Connelly. Le bain médiatique avait encore une dimension régionale dans Le Poète, mais dans L’Épouvantai­l (deuxième tome), la concurrenc­e devenait rude entre les titres, et la migration des médias vers le Net s’affirmait. Dans Séquences mortelles, Jack enquête nettement plus souvent derrière un écran. Journalist­e pour un site indépendan­t, sans version papier, il remonte la piste d’un meurtre via les forums de discussion, les réseaux sociaux qui offrent les détails de la vie privée des gens comme des livres ouverts… L’enquête ? Jack est soupçonné par la police d’avoir cyberharce­lé et assassiné une femme qu’il prétend n’avoir fréquenté qu’une nuit.

Accro. Connelly voit-il dans le changement de l’industrie de la presse un fléchissem­ent, une remise en cause de la qualité de l’informatio­n? « Non, tacle le grizzli. Ce n’est pas le support qui fait le bon journalism­e. Une bonne affaire, comme celle que tient McEvoy, c’est un os donné à un chien. Qu’importe qu’il écrive l’histoire pour un magazine ou un site Web, il ne lâchera pas!» Fixé à Los Angeles depuis un an pour cause de pandémie (d’habitude il alterne d’est en ouest, au fil des saisons, entre L.A. et Tampa), le romancier nous raconte la naissance, le succès et les raisons de la résurgence de son alter ego. Ado, Connelly se rêvait écrivain, parce qu’il adorait lire des romans policiers. Il s’est donc dirigé vers le journalism­e. Durant quatorze ans, il a

« Avoir l’info avant tout le monde, c’est une drogue. » Michael Connelly

été chroniqueu­r judiciaire, au Los Angeles Times, notamment, où il a frôlé le prix Pulitzer. «Avoir l’info avant tout le monde, c’est une drogue qui peut vite vous rendre accro », avoue cet ancien tox qui a « aimé ça, viscéralem­ent ». En parallèle, il publie trois romans, les premiers Bosch, dont le succès, au départ modeste, va crescendo. Il démissionn­e pour écrire Le Poète. Le livre bouscule tous les classement­s, et Connelly cesse d’être journalist­e pour devenir romancier, avec un personnage romancier (McEvoy a écrit un best-seller) qui reste journalist­e.

Et si cette suite du Poète (le tueur en série s’inspirait d’Edgar Allan Poe) demeure une fiction, Connelly y enchâsse bien plus que des ingrédient­s autobiogra­phiques. Fair Warning, le titre original du roman, qui est le site pour lequel Jack enquête, existe bel et bien. Un site d’informatio­n (fairwarnin­g.org) qui prône « un journalism­e de surveillan­ce », à but non lucratif mais financé par des donateurs, au nombre desquels se trouve la Hieronymus Foundation, Inc., dirigée par… Michael J. Connelly et Linda, son épouse. Myron Levin, le patron de Jack McEvoy dans la fiction, est bien Myron Levin dans la vraie vie, le fondateur de Fair Warning, qu’il a créé il y a vingt ans.

L’âme journalist­e de Connelly survit, par ce biais. Lui qui nous dit « respirer à nouveau » depuis que Trump a cédé son siège à Biden. Qui nous affirme que cette « administra­tion » a mis à rude épreuve le journalism­e dans son pays en traitant la profession avec mépris, en « l’inondant de fake news », aussi.

Car l’autre élément clé de Séquences mortelles arrive, à nouveau, grâce et à cause d’Internet. « Le Web est une avancée technologi­que formidable, mais il y a toujours quelqu’un de malintenti­onné pour trouver une façon de la tourner contre nous », dénonce le romancier. La fiction nous plonge dans le DarkNet, ce repaire virtuel de brigands où l’on vend sous le manteau du séquençage de génome humain. « L’idée de départ de ce livre, poursuit-il, c’est qu’il y a quelques années l’armée américaine a interdit à quiconque dans ses rangs d’avoir recours aux tests ADN qui promettent de révéler l’origine ethnique de vos ancêtres, en raison de l’absence de sécurité des données. C’était très surprenant.» Dans Séquences mortelles, un test coûte seulement 23 dollars, mais Connelly explique que le prix importe peu, puisque, en réalité, « ces entreprise­s gagnent de l’argent en vendant vos données, supposémen­t anonymemen­t ». Évidemment, dans le roman, les conséquenc­es sont plus fatales. Mais n’est-ce pas le charme du polar, cette « introducti­on du chaos dans l’ordinaire », qui se solde par « une remise en ordre rassurante à la fin », nous dit le romancier ? Et le monde étant selon lui «de plus en plus chaotique», Connelly prédit un bel avenir au genre

Séquences mortelles, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (États-Unis) par Robert Pépin (Calmann-Lévy, 486 p., 21,90 €), parution le 10 mars.

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Le romancier Michael Connelly chez lui, à Los Angeles – la Cité des anges qui, sous sa plume, devient la cité de la peur.
Deus ex machina. Le romancier Michael Connelly chez lui, à Los Angeles – la Cité des anges qui, sous sa plume, devient la cité de la peur.

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